jeudi 17 mai 2007

Un ennemi de poids (12)

Attablés à la cafét' devant les reliefs du lunch d'un collègue peu respectueux, Bill et Guillaume ne parlaient pas beaucoup. L'inspecteur ne pouvait s'empêcher de tourner le tête vers l'horloge murale et ne parvenait pas à avaler le moindre morceau du sandwich au thon qu'il avait lui-même choisi. Bill, quant à lui, en était à son deuxième spaghetti bolognèse. Chacune des poches de son veston haute couture était gonflée de deux picolos emballés dans une serviette en papier, « pour plus tard ». Malgré la crasse qui le recouvrait, il conservait une certaine dignité et l'on voyait qu'il était issus d'un monde où les bonnes manières étaient de mise. Il utilisait sa serviette régulièrement et la reposait ensuite soigneusement sur ses genoux, posait ses couverts pendant qu'il mâchait et ne parlait pas la bouche pleine. Ce n'est que lorsqu'il avala sa dernière bouchée qu'il prit enfin la parole.
_ Je ne voudrais pas avoir l'air d'abuser, mais il semblerait que l'on soit condamnés à attendre encore un peu. Je sais que vous avez certainement des douches ici. Vous m'autoriseriez à en prendre une ? Je n'ai plus connu ce bonheur depuis des mois...
_ Les civils ne sont pas autorisés à entrer dans les vestiaires, répondit laconiquement l'inspecteur.
_ Mais si vous me surveillez ?
_ On va d'abord voir où ils en sont avec ce mandat. Si on n'a pas encore de nouvelles, je vous accompagnerai.
Rousseau n'avait pas encore de nouvelles : le procureur était en heure de table et il ne parvenait pas à le joindre.
_ Bon. Bill et moi, on va prendre une douche. Si je n'ai pas ce mandat en sortant de là, je m'en passerai. Et tu pourras me virer, je ferai de la tôle s'il le faut, j'en ai rien à foutre.
_ Ca ne servirait à rien : si tu n'as pas de mandat, ils le relâcheront...
_ Seulement si ils ont encore quelqu'un à relâcher.
Sur ces mots, il quitta la pièce, et le clochard lui emboîta le pas.
A cette heure-là, ils étaient seuls dans les vestiaires. Guillaume ouvrit son casier et en sortit un ensemble jean-caleçon-chemise.
_ Tenez, ça devrait vous aller. Vous ne pouvez pas m'accompagner dans cette tenue.
_ Vous accompagner ?
_ Oui, vous venez avec moi. Vous pourrez identifier immédiatement notre homme et sa voiture. Je vais mettre tout ça au nettoyage à sec et je vous le rendrai dès qu'on renviendra. Qu'en dites-vous ?
Alors qu'il faisait un tas avec les affaires de Bill, prenant soin de sortir les quatre petits pains des poches de sa veste, il tomba sur une photo en noir et blanc. On reconnaissait Bill, à gauche. Il avait le bras passé autour de la taille d'une jolie brune. Tous deux se regardaient tendrement. C'était une photo de mariage. Au dos, une écriture féminine avait rédigé un mot tendre :
« Albert & Emilie, le 6 juin 1975. Merci pour tout cet amour, puisse-t-il durer toujours. Je t'aime. Milie. »
_ Il n'a pas duré...
L'intervention d'Albert, enfin Bill, le fit sursauter. Il s'était perdu dans ses pensées, ne pouvant s'empêcher de mettre le visage de Vera sur celui d'Emilie. Il n'avait pas remarqué qu'une larme avait glissé le long de sa joue.
_ Lorsque j'ai tout perdu, elle faisait partie du lot. Elle n'a pas supporté de dégringoler l'échelle sociale. Elle est partie avec mon ex-associé, par la même occasion ex-meilleur ami.
_ Alors pourquoi conservez-vous cette photo ? C'est pour vous faire du mal ?
_ Non, c'est parce que je l'aime toujours. C'est tout ce qui me reste d'elle. Ca et cette veste. C'est elle qui me l'avait offert pour notre dernier anniversaire de mariage. Donc je vous prierai de vraiment en prendre soin, j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
_ Entendu, Bill. J'en prendrai soin.

*

_ Je peux vous aider ?
Bill et Guillaume venaient de sonner pour la seconde fois. Ils se retournèrent et virent un homme tenant une malette à la main, planté au bas des marches de l'escalier menant au perron.
_ Je me présente : Gaëtan Fournier. Je suis le médecin particulier de Madame Dusart. Elle ne pourra pas vous répondre. Et vous, vous êtes ?
Guillaume exhiba sa carte ainsi que le mandat qu'il avait enfin obtenu.
_ Je vois, laissez-moi vous ouvrir.
La demeure était luxueuse et amménagée avec goût. Une sorte de mélange subtil entre antiquités de qualité et meubles design. Le hall spacieux était marbré en damier et menait à un grand escalier central.
_ Par ici, je vous prie.
Après avoir posé ses clés sur le guéridon, le docteur leur ouvrit le chemin vers le premier étage.
_ Je dois vous prévenir : Madame Dusart est allitée et ne supporte pas que l'on allume la lumière. Vous devrez porter des lunettes à vision nocturne. Vous devriez me laisser entrer d'abord, que je puisse la prévenir. Elle a le coeur fragile.
Alors qu'ils enfilaient la paire de lunette que le docteur leur avait tendue, ils entendirent des bribes de la conversation qui se déroulait dans la chambre.
_ Je ne veux pas qu'ils entrent, je ne veux pas qu'ils me voient comme ça ! Personne ne doit me voir comme ça ! Je ne suis pas maquillée ni coiffée.
Sans attendre l'approbation du médecin, Guillaume fit irruption dans la chambre. L'odeur de renfermé qui y régnait le prit immédiatement à la gorge et le déstabilisa un instant. Malgré qu'il ait déjà utilisé ce type d'équipement lors des entraînements, il était également perturbé par le port des lunettes à vision nocturne qui donnaient un reflet vert à la réalité. Il ne comprit pas tout de suite ce que ces yeux voyaient. Ce n'est que lorsqu'elle s'adressa à lui qu'il comprit que la chose sur le lit était un être humain.
_ Sortez de ma chambre immédiatement ! Cela ne se fait pas d'entrer ainsi dans la chambre d'une dame. J'aurais pu être nue (oh mon dieu pitié, non ! pensa Guillaume) et je ne suis pas apprêtée.
_ ...
Aucun son ne sortait de la gorge de l'inspecteur. Il n'avait jamais vu une telle horreur. La femme qui gisait sur le lit n'avait plus rien d'humain. Elle devait peser pas loin d'une demie tonne et était incapable du moindre mouvement. Des poches d'excréments pendaient à côté de son lit. Il avait eu du mal à distinguer les bras des cuisses. Ce n'est que grâce aux deux points rendus brillants par les lunettes qu'il avait deviné où se trouvait son visage, et par déduction que les deux énormités qui le prolongeaient devaient être ses bras. Cette femme n'avait rien en commun avec la photo reprise dans le dossier.
_ Vous êtes bien Madeleine Dusart, née à Quimper en 1939 ? hasarda Guillaume, pour s'assurer qu'il ne se trompait pas.
_ Je vous remercie de me rappeler mon âge, cela confirme bien que vous ne connaissez pas les manières, mais oui, c'est bien moi. Que me voulez-vous ?
_ C'est à vous qu'appartient la Cadillac rouge décapotable immatriculée 170 NAG 75 ?
_ A moi, certainement pas, je n'aime plus conduire. Mais ça ne m'étonnerait pas que mon dégénéré de fils se paye ce genre d'engins avec mon argent. Vous n'avez qu'à aller voir dans le garage.
_ Et où se trouve votre fils ?
_ Pas la moindre idée... Ce fils indigne se fiche bien de ce qui peut arriver à sa mère. Il est ici comme à l'hôtel : il entre, il sort, se sert de mon argent et monte me voir quand je crie trop fort et qu'il ne peut plus m'ignorer.
_ Euh... Si je peux me permettre, je pense qu'il doit être parti pour un bout de temps, car il m'a laissé une enveloppe consistente. De quoi soigner Madame pendant quatre semaines au moins.
Guillaume se retrourna vers le médecin qui était occupé à essayer de compter les billets. Pas facile, dans le noir, même avec des lunettes à vision nocturne. Il se rendit compte qu'Albert (ou Bill, il ne parvenait pas à se résoudre à l'appeler d'une façon ou d'une autre) avait quitté la pièce, mais décida qu'il s'en préoccuperait après en avoir fini avec Madeleine Dusart.
_ Madame Dusart, avez-vous la moindre idée d'où peut être parti votre fils pour une si longue durée ? Cela lui arrive-t-il souvent ?
_ Ca lui arrive, mais il ne me dit jamais où il va et refuse de répondre à mes questions à son retour. Voyez comment il a perdu tout respect pour moi ? Je devrais le mettre dehors, mais je n'en ai pas le courage. Une mère reste un mère, vous comprenez ?
A cet instant, Bill fit irruption dans la pièce, une liasse de papiers à la main.
_ Je crois que je sais où il peut être allé. Et si j'ai raison, je crois qu'on a intérêt à se dépécher.
Puis, s'adressant à la chose sur le lit, il continua :
_ Madame, quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
_ C'était ce matin, mais je ne saurais pas vous dire l'heure qu'il était. Je sais que j'ai dû l'appeler longtemps avant qu'il ne daigne monter voir ce dont j'avais besoin.
(à suivre...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Vivement Dimanche ! Julie