dimanche 1 mars 2009

Oscar & Fred - La réponse

Fred se retrouva seul, au pied de leur arbre, alors que la nuit était encore jeune... Il s'en voulait terriblement d'avoir posé une question aussi stupide. Si ça tombe, il avait offensé Oscar, sinon pourquoi se serait-il enfui de la sorte ?
Il avait tellement d'autres questions à lui poser. Il aurait aimé vérifier les hypothèses qu'il avait émises au fil de ses nombreuses recherches, en savoir plus sur sa propre histoire, mais il avait tout fait foiré avec cette question débile : "Qu'est-ce qui te ferait vraiment plaisir ?".
Torturé de regrets, Fred se résigna à regagner sa chambre et ne parvint pas à fermer l'oeil de la nuit. Il se repassait sans cesse les moindres moments passés ensemble, essayait de se souvenir de chaque mot qu'il avait prononcé et tentait de les réinterpréter à la lumière de ce qu'il savait maintenant. Au bout d'une heure passée à se retourner dans son lit, il se releva pour se plonger dans ses notes et les livres qui remplissaient ses étagères. Leurs couvertures ne disaient rien du contenu qu'ils recelaient : "Précis de grammaire française", "Math +", "Larousse Illustré", "Le Petit Nicolas"... Il avait décidé de camoufler sa passion pour les vampires le jour où ses parents sont entrés dans une colère noire après avoir découvert sa collection de magazines "Vampire News". Ils les lui ont confisqués et les ont brûlés dans la cheminée. Depuis, toutes ses sources portaient d'autres couvertures.
Il fut un instant tenté d'allumer son ordinateur pour poster l'information sur ses forums préférés, mais il y renonça immédiatement. Non seulement on le prendrait soit pour un dingue, soit pour un menteur, mais en plus, si certains le croyaient, il risquait juste de mettre son ami en danger.
Le temps lui parut interminablement long jusqu'au lendemain soir. A l'heure de ce qui était devenu leur rendez-vous, il attendait fébrilement au pied de l'arbre, avec mille autres questions au bout des lèvres.
C'était déjà la troisième fois qu'il consultait sa montre, et la grande aiguille n'avait pas beaucoup avancé. Il décida alors de se forcer à réfréner son envie de la consulter au moins trois fois, espérant ainsi que le temps aurait avancé la prochaine fois qu'il regarderait les aiguilles phosphorescentes, ou mieux : que son ami soit arrivé dans l'intervalle !
Lorsqu'il s'autorisa à regarder l'heure, le temps avait effectivement suivi son cours. Mais Oscar n'était toujours pas là. L'humidité et le froid commençaient à percer au travers de ses vêtements, et il grelottait. Il se recroquevilla sous l'arbre en se faisant la réflexion qu'on avait plus froid quand on était seul que quand on était à deux en train de discuter.
C'est quand il sentit deux mains froides l'empoigner fermement qu'il se rendit compte qu'il s'était endormi. Il crut d'abord que c'était son ami, puis se rendit compte qu'il s'agissait de son père.

- "C'est malin, ça ! Manquerait plus que tu tombes malade, maintenant... "

Il le jeta sur son épaule et entreprit de remonter la pente du jardin jusqu'à la maison pour le ramener dans son lit. Fred en profita pour jeter un œil à sa montre, bien qu'il n'en aurait pas vraiment eu besoin : celle-ci ne fit que confirmer ce qu'il devinait déjà. L'aube était toute proche, à en croire la couleur du ciel qui pâlissait, et les aiguilles de sa montre qui indiquaient cinq heure trente du matin. Cette nouvelle lui fit l'effet d'une douche froide. Il s'était endormi ! Si ça tombe, Oscar était venu et l'avait trouvé assoupi, n'avait pas voulu le réveiller et était reparti ? Ou alors, il n'était pas venu du tout, ce qui était sans doute pire. Car ça voulait sans doute dire qu'il avait vraiment foiré avec cette stupide question...

Le lendemain c'était samedi. Sa mère était partie faire des courses au centre commercial et son père regardait un bête feuilleton allemand à la télé. Il avait dormi tard et ses parents l'avaient laissé faire. Quand il s'est levé, il s'est servi un bol de céréales avec du lait et un grand verre de jus d'orange, puis s'était installé dans le divan à côté de son père. Il s'attendait à devoir fournir une explication sur sa présence dans le jardin la veille, mais non. Ça lui convenait très bien, car il était mauvais menteur et se voyait mal expliquer la vérité. Il resta un moment assis à fixer l'écran, puis quand il se rendit compte qu'il ne regardait pas vraiment, il préféra remonter dans sa chambre, non sans avoir débarrassé son bol. Là, il passa une bonne partie de l'après-midi à surfer sur les forums, s'amusant des débats et des questions qui se posaient. Comme il se l'était promis, il ne fit pas allusion une seule fois au secret exceptionnel qu'il détenait. Mais au fur et à mesure, il se rendit compte qu'en fait, ce qu'il cherchait, c'était de déceler dans ces discussions si d'autres que lui semblaient détenir ce même secret. Il réinterprétait chaque message, chaque smiley, pour évaluer si ça pouvait cacher "quelque chose de plus".

Quand sa mère rentra, il était déjà six heures et demie. Elle l'appela pour qu'il mette la table, alors qu'elle rangeait les courses. Visiblement, elle ne s'était pas contentée d'aller au supermarché. Il y avait là au moins trois sacs de magasins de vêtements différents, un sac d'un magasin de chaussures, un sac d'une librairie, un sac d'un magasin de sport en plus des quatre sacs du supermarché. Elle commença par vider ces sacs-là : ils contenaient des surgelés et des aliments frais. Les vêtements et les chaussures, visiblement, c'était pour elle. Elle posa les sacs sur l'escalier qui menait à leur chambre. Puis, du sac de la librairie, elle sortit un livre de poche et le lui tendit.

- "Tiens, un peu de lecture. Peut-être qu'avec ça, tu t'endormiras dans ton lit plutôt qu'à la belle étoile ?"

Le livre, c'était Harry Potter à l'Ecole des Sorciers. Il l'avait déjà emprunté à la bibliothèque, mais ça tombait bien : il cachait encore quelques bouquins sur le vampirisme qui n'avaient pas trouvé de couverture de camouflage. Celui-ci ferait parfaitement l'affaire ! Et, vu que le sac de la librairie semblait contenir encore d'autres volumes, il ne doutait pas qu'il pourrait bientôt cacher d'autres livres.

- "Super ! Merci, maman." lui dit-il en l'embrassant.

- "Mais si tu te sens encore l'âme d'un aventurier, je t'ai ramené autre chose", dit-elle en se dirigeant vers le grand sac qui provenait du magasin de sport. Elle en sortit une sorte de freesbee en toile géant.

Quand Fred vit le dessin sur le freesbee, son visage se fendit d'un sourire lumineux : c'était une tente igloo qui se montait instantanément. On la jetait par terre, et hop ! Comme par magie, elle prenait forme en une seconde.

Lorsqu'il tendit la main pour s'en emparer en balbutiant un merci, sa mère écarta l'objet.

- "Mais il va falloir la mériter... Je ne veux plus te voir dans le jardin la nuit sans notre permission. Si tu te tiens sage jusqu'au week-end prochain, on en reparlera." Elle rangea la tente dans le sac de sport, et le posa sur l'escalier à côté des sacs de vêtements.

Aïe ! Ils l'avaient déjà surpris deux fois, peut-être plus même sans qu'il ne s'en rende compte. Il pensait qu'ils s'en fichaient, puisqu'ils n'avaient pas pris la peine de lui en parler jusqu'ici. Mais visiblement, il s'était trompé. Une fois de plus, il s'attendait à devoir donner des explications, mais il n'en fut rien. Sa mère s'affaira aux fourneaux pendant qu'il terminait de mettre la table, et son père changea de chaîne pour regarder le journal télévisé. Il avait passé presque toute la journée devant le poste de télévision. C'est quelque chose qui ne lui arrivait jamais avant.

Avant, c'était avant qu'il ne soit renvoyé de son travail. Oh, il n'avait pas été renvoyé parce qu'il travaillait mal, mais parce que la société pour laquelle il travaillait avait dû fermer ses portes. C'était il y a trois mois. Depuis, quand il n'allait pas à des rendez-vous pour un éventuel futur nouvel emploi, ou qu'il n'était pas occupé à postuler en ligne, il passait le plus clair de son temps à regarder la télévision. En fait, non, les premières semaines, il n'avait pas été comme ça. Il était même plutôt content de ce temps libre qui lui était attribué. Il avait repeint tout l'étage, faisait à manger pour quand maman rentrait de son travail... Puis, quand les premières réponses négatives ont commencé à arriver, son humeur s'est assombrie. Il est devenu avare de paroles, les disputes avec sa mère ont commencé à se multiplier. L'ambiance à la maison devenait insupportable. C'est comme ça que Fred avait commencé à se réfugier au fond du jardin, et finalement fait la connaissance d'Oscar.

Oscar ! Comment allait-il le revoir s'il était interdit de sortie ? Il n'eut pas le temps de se poser la question plus longtemps. Le journal était fini, le souper était prêt, et ils passaient à table. Pendant le repas, qui avait pourtant commencé dans le silence le plus complet, son père fit une remarque sur les achats de la journée, en reprochant à sa femme de faire des dépenses inconsidérées et inutiles alors que leur situation financière n'était pas sûre. La discussion dégénéra presque instantanément en dispute. D'abord froide et acerbe, avec des éclairs dans les regards qu'ils se lançaient par-dessus la table, puis les cris et les insultes prirent rapidement le dessus.

Fred grimpa dans sa chambre sans demander son reste, se jeta sur son lit en enfonçant sa tête dans son oreiller pour ne plus les entendre, et laissa s'écouler les larmes qu'il avait retenues jusque là. Seul le sommeil vint calmer les flots de tristesse qui le submergeaient.

Il se réveilla en sursaut sans comprendre pourquoi. En jetant un œil à son réveil, il se rendit compte qu'il était déjà minuit trente. Il avait dormi quatre heures. C'est en entendant les grattements de l'autre côté de sa chambre entièrement plongée dans le noir qu'il sût ce qui l'avait réveillé. Ils provenaient de la fenêtre. Ses rideaux étaient tirés, mais son cœur battait déjà de découvrir qui était à l'origine de ces grattements. Il tendit prudemment l'oreille pour vérifier que ses parents dormaient bien, puis se leva sur la pointe de pieds pour aller ouvrir.

C'était bien lui ! Oscar, accroupi sur l'appuie de fenêtre extérieur comme un oiseau sur une branche.

- "Alors comme ça c'est vrai ? Les vampires ne peuvent pas entrer dans une demeure sans y avoir été invité ?" demanda Fred, un sourire jusqu'aux oreilles, tant il était heureux de revoir son ami qu'il avait cru perdre.

- "Mais non, c'est juste une question de politesse, qu'est-ce que tu crois ?"

Et ils pouffèrent tous les deux de rire, le plus discrètement possible, afin de ne pas réveiller les parents qui dormaient.

Ils s'assirent face à face en tailleur sur le lit.

- "C'est quand même plus confortable ici" fit remarquer Oscar. "C'est chauffé, c'est moelleux... Que demander de plus ?"

- "Chut ! Ne parle pas trop fort, je ne veux pas réveiller mes parents. S'ils te trouvent ici, ça va être ma fête. Ils m'ont surpris dehors, la nuit dernière. Et ils m'ont bien fait comprendre que ça ne leur plaisait pas. Je suis interdit de sortie nocturne."

- "C'est ce que je me suis dit, quand je ne t'ai pas vu venir ce soir. Je suis désolé pour hier. Je voulais vraiment être sûr de ma réponse avant de te la donner. Ça n'était pas une question facile. Dans ma situation, il y a mille et une réponses possibles à cette question, comme : revoir le soleil, ne plus jamais avoir à subir le goût métallique du sang dans ma gorge, ne plus jamais connaître ce sommeil de plomb déserté de tout rêve chaque jour que Dieu fait, mourir... Mais finalement, toutes ces réponses n'expriment que des regrets. Je voulais une réponse porteuse d'espoir."

Il laissa un silence emplir la pièce, comme pour former une sorte d'écrin précieux autour de la réponse qu'il avait mis près de quarante-huit heures à formuler.

- " Ce qui me ferait le plus plaisir, ce serait d'avoir un ami... et de ne pas le perdre."

jeudi 15 janvier 2009

Espérance

"C'était l'anniversaire de Neo aujourd'hui. Nous avons fêté ça en mangeant une soupe gargantuesque, mélangeant toutes les sortes de légumes du jardin : pommes de terre, carrottes, radis, navets et même betterave.
Puis nous sommes allés à la rivière nous baigner. Son rire résonnait à des kilomètres à la ronde et faisait naître en moi des sentiments contradictoires. Je riais avec lui, mais à l'intérieur, des torrents de larmes me glaçaient le coeur. Combien ne donnerais-je pas pour que Sam soit encore là. Je suis si seule depuis qu'il nous a quitté.

Je me souviens encore de notre rencontre.

A une époque, il n'était pas rare pour nous de trouver d'autres humains, isolés ou en petits groupes, cherchant eux aussi à recréer un ersatz de société. En général, ils étaient étonnés de trouver un groupe aussi imposant et organisé que le nôtre. Cela leur donnait de l'espoir. L'espoir qu'un jour peut-être l'humanité parviendrait à reprendre pied.

Cela faisait des décennies que nous avions été forcés d'abandonner toute civilisation. Bien que n'ayant pas connu cette ère, je me souviens des histoires que nous contait ma grand-mère, qu'elle tenait elle-même de sa grand-mère qui avait connu le cataclysme. Elle disait que l'eau arrivait toute seule dans les maisons, et qu'on la faisait sortir d'un tuyau à la demande. Plus magique encore : elle sortait chaude, si on le désirait. Les gens ne se déplaçaient pas à pied, mais conduits par des boîtes métalliques qui se déplaçaient sans que l'on doivent les tirer ou les pousser. On recevait des nouvelles des autres tribus par une boîte à image qui montrait ce qui se passait ailleurs. D'ailleurs, les tribus à cette époque-là étaient non seulement beaucoup plus nombreuses, mais surtout beaucoup plus grandes. D'après elle, le monde était peuplé d'au moins cent mille fois notre tribu, peut-être même plus.

Puis elle racontait comment les humains avaient tout foutu en l'air avec leur civilisation. Elle racontait qu'il avaient acquis le pouvoir de faire exploser des montagnes plus vite et plus fort que si ç'avait été un volcan. Mais surtout, toutes leurs inventions magiques avaient des effets néfastes sur leur environnement et il n'en ont pas tenu compte. Ils détruisaient des forêts entières, créaient des plantes qui tuaient les insectes, asséchaient les rivières, faisaient disparaître des espèces entières d'animaux... Il paraît que vers la fin, certains ont tenté de réveiller les consciences et de faire marche arrière, mais il était trop tard. L'équilibre était déjà rompu, et une chose en entraînant une autre, c'est tout l'écosystème qui s'est effondré.

Les abeilles ont disparu. Ils ont bien essayé de mettre au point des systèmes artificiels de polénisation, mais ça n'a pas donné les résultats escomptés et une grande partie des espèces végétales a disparu à leur suite. C'est pas grave, nous créerons des plantes hybrides qui ne nécessitent pas de polénisation, se sont dit les humains. Ce qui a entraîné la disparition d'autres espèces d'insectes qui se nourrissaient de ce pollen, puis d'oiseaux et de rongeurs qui se nourrissaient de ces insectes, puis d'autres animaux qui se nourrissaient de ces oiseaux et de ces rongeurs...

Du jour au lendemain (ou peut-être que ça a pris dix ans), la famine régnait partout dans le monde. Les gouvernements sont tombés sous les révoltes populaires, les gens ont commencé à s'entretuer. Plus personne ne travaillait dans les fabriques, ni pour le bien de la communauté. De petits groupes commençaient à se former et pillaient tout ce qui tenait encore debout, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à piller. Alors les hommes sont devenus nomades. Les petits groupes se déplaçaient, croisant ça et là d'autres groupes. Parfois ils s'alliaient pour devenir un groupe plus grand et plus fort, ou alors ils se battaient jusqu'à ce qu'un des deux groupes ait obtenu la victoire. Auquel cas, le vainqueur s'emparait de tous les biens du vaincu, de ses femmes et de ses médecins aussi. Parce qu'un autre problème commençait à faire surface : la fertilité avait dramatiquement chuté. Les femmes qui avaient la chance de parvenir à être enceinte étaient à peu près sûres de le perdre avant terme. Les tribus qui disposaient d'un médecin avaient plus de chances de parvenir à sauver l'un ou l'autre nourrisson. Les femmes qui enfantaient étaient portées aux nues. Elles étaient de véritables trésors pour lesquels les hommes étaient prêts à sacrifier leur vie.

On aurait pu croire qu'à force de s'absorber les unes les autres, les tribus deviendraient de plus en plus grandes. C'est sans doute ce qui est arrivé dans un premier temps, mais très vite, la natalité n'a plus pu compenser les pertes dûes tant aux morts naturelles qu'aux combats.

Les combats n'ont alors plus étés nécessaires. Certaines tribus ont tout simplement disparus, les autres étaient trop contentes de pouvoir renouveler leur sang. Aux combats se sont substituées les orgies. Les rencontres d'autres tribus étaient si rares, que tous les hommes et femmes "matures" copulaient ensemble sans arrêt pendant quatre cycles. Celles et ceux qui ne voulaient pas s'y soumettre étaient tout simplement violés.

Malgré tout, les tribus se sont décimées. Pas seulement à cause de l'infertilité, bien sûr, mais les humains étaient devenus beaucoup plus vulnérables à toutes les maladies, et moins résistants à leur environnement. Et bientôt, nous ne croisâmes plus âme qui vive. Je suis née de la dernière orgie que ma tribu ait connue, et fut le seul fruit de cet ultime acte d'espoir. Nous avons arpenté les terres inlassablement, ne dormant pas deux nuits au même endroit si nous n'y étions pas obligés. Peu à peu, toutes les femmes de ma tribu ont passé l'âge d'enfanter. Plus aucune n'a donné d'enfant après ma naissance. Lorsqu'arrivèrent mes premières règles, tous les hommes de ma tribu s'y sont essayé, l'un après l'autre, nuit après nuit, cycle après cycle. Cela dura trois ans avant qu'ils n'abandonnent tout espoir. Ils étaient vieux, de plus en plus vieux. Il ne fallut plus longtemps pour que l'avant-avant-dernière génération ne succombe. L'avant-dernière génération, celle de ma mère, la suivit de près. Nous étions au bord de l'extinction quand il est apparu, tel le messie.

La nuit était tombée, nous nous étions arrêtés près d'une grotte et avions allumé un feu. Nous nous apprêtions à nous blottir les uns contre les autres quand un bruit de branche cassée nous a fait sursauter. Les plaines étaient silencieuses d'ordinaires, car nous étions les seuls à y faire du bruit. Mais ce bruit venait de l'extérieur de notre cercle, derrière nous.

Lorsque je l'ai vu, mon coeur s'est arrêté de battre. Il était beau comme un rayon de soleil après la pluie. Une larme perlait au coin de ses yeux bleus. Et alors que je notais ce détail dans mon esprit, je me rendis compte que moi aussi j'étais en train de pleurer. Attirés l'un par l'autre comme le soleil par l'horizon, nous sommes tombés dan les bras l'un de l'autre et nous sommes dévorés de baisers. Les autres nous ont regardé faire l'amour dans un silence lumineux d'espoir.

Il était le dernier de sa tribu. Il y avait donc bien d'autres tribus ! Cela faisait trois ans que sa mère, la dernière survivante avant lui, avait succombé à une blessure infectée qui lui avait rongé les jambes suite à une mauvaise chute. Depuis, ne pouvant accepter l'idée d'être le dernier homme sur terre, il avait erré dans l'espoir de rencontrer quelqu'un.

De notre amour est né Neo. Comme s'ils étaient rassurés par l'espoir qu'il leur avait rendu, les anciens de l'avant-dernière génération (je ne devrais plus dire comme ça, maintenant que Neo est là) nous ont quittés les uns après les autres, de vieillesse ou de maladie. Bientôt nous ne fûmes plus que trois.

Même alors, nous avons continué à avancer sur les chemins, franchissant vallées, rivières et montagnes, pour trouver la nouvelle étincelle qui nous permettrait de continuer à espérer. Car bien que nous fassions l'amour chaque jour, mon ventre n'accueillit plus aucun fruit.

Puis un jour nous avons trouvé cet endroit. Une maison, dont les anciens se servaient pour vivre, avant le nomadisme. Ils mangeaient dans leurs maisons, dormaient dans leurs maisons, faisaient l'amour et enfantaient dans leurs maisons... Elle était située en lisière d'une forêt, juste à côté d'une rivière. Cette même rivière dans laquelle Neo s'ébrouait gaiement ce matin encore.

Nous y avons vécu heureux. Nous avons réussi à réapprivoiser certains légumes, des racines principalement, dans un petit potager. Nous nous sommes fabriqué des meubles : un lit, une table, des chaises. J'ai même failli donner naissance à un second enfant. Malheureusement, la grossesse n'est pas arrivée à terme. J'ai accouché d'un enfant mort-né au bout de six mois. J'ai eu tellement de mal à l'accepter que j'ai feint qu'il était en vie, lui donnant le sein, le lavant et le berçant sans cesser un instant de pleurer. Sam a fini par me l'enlever, avant que je ne perde totalement la raison. Il disait 'Ce n'est pas grave, nous y sommes arrivés, ça a marché, ça marchera encore...'

Mais même s'il disait vrai, nous n'avons jamais pu le vérifier. Sam coupait du bois pour le feu, près de la rivière. Un arbre lui est tombé dessus, le coinçant sous l'eau. En entendant le bruit, j'ai accouru pour essayer de le sortir de là, mais c'était trop lourd. En entendant mes hurlements, Neo est sorti de la maison pour m'aider, mais rien n'y fit. Nous l'avons vu mourir sous nos yeux.

Nous avons longtemps pleuré dans les bras l'un de l'autre. Puis nous avons tenté de reprendre notre vie. Cela fait tout juste un an aujourd'hui. Nous n'y sommes pas vraiment arrivés. Nous n'y arriverons pas. Il y a quelques mois, des taches sombres sont apparues sur mes seins. Elles se sont étendues et recouvrent aujourd'hui mes bras, mes épaules, mon cou... Je me sens faible. Cette maladie a emporté de nombreux anciens des précédentes générations. Neo est trop jeune, il ne survivra pas seul sans moi. Ce que j'ai à faire, je dois le faire tant que j'en ai encore la force physique. Mais en aurais-je le courage ? Comment le lui expliquer ? Dois-je seulement le lui expliquer, ou le faire par surprise, dans son sommeil, pour qu'il ne se rende compte de rien ?"

Il déposa le parchemin et se mit à pleurer. Tout ce chemin parcouru, ces années d'errance... Il est arrivé trop tard. Il jeta un regard triste aux deux cadavres enlacés sur le lit et referma la porte sur eux, emmenant le témoignage poignant de cette survivante qui avait perdu l'espoir. Il le continuerait. Il conterait cette histoire à Lea, sa fille, pour qu'elle ne perde jamais espoir.