dimanche 30 novembre 2008

Oscar et Fred - Au clair de la lune

Les deux garçons discutaient maintenant depuis près d'une heure quand les parents de Fred décidèrent de se soucier de son sort. Debout dans l'encadrement de la porte de l'arrière-cuisine, les poings sur les hanches, la silhouette de sa mère se découpait nettement.

- Fred ! Rentre à la maison tout de suite, c'est pas une heure pour traîner dehors !

Fred savait qu'elle ne pouvait le distinguer d'où elle était. Comme pour confirmer cette pensée, elle porta une main en visière sur son front, pour tenter de percer l'obscurité. Après avoir hélé son prénom quelques fois, elle finit par claquer la porte. Fred n'entendit pas la discussion qui repenait de plus belle entre ses parents, mais Oscar, dont l'ouïe exceptionnelle pouvait distinguer l'envol d'un oiseau à des kilomètres, dût faire un effort pour ne pas prêter attention aux insultes qui fusaient à nouveaux derrière les murs.

- J'ai aucune envie d'y retourner, confia-t-il. De toutes façons, je suis sûr qu'ils n'ont pas fini de se disputer.

Oscar avait très peu parlé au cours de cette heure de discussion. Fred, visiblement en manque d'une oreille amicale et attentive, s'était épanché longuement sur sa situation : des parents qui ne s'aiment plus, pas de frère et soeur, tête de turc à l'école... Aux questions de Fred, Oscar avait simplement répondu avec une économie de mots sans pareil qu'il s'était enfui de chez lui.

- Wouaah ! Quel courage... avait répondu Fred, impressionné. Partir seul sur les routes, à ton âge, il faut du cran !

Oscar était resté évasif sur la façon dont il parvenait à se sustenter ou sur les endroits qu'il trouvait pour dormir, parvenant chaque fois à relancer le moulin à paroles de Fred sur un autre sujet.

La lune était haute à présent. Et Oscar commençait à sentir la faim le tirailler. Il ne savait pas comment prendre congé. La nuit était déjà bien avancée, et il lui faudrait trouver une autre victime avant l'aube.

Comme s'il avait senti le malaise de son nouvel ami, Fred émit un baillement qui venait du fond du coeur.

- Houlà ! Il venait de loin, celui-là... Ca y est, mes parents se sont couchés, dit-il en pointant du doigt en direction de la maison endormie d'où n'émanait plus aucune lumière. Je ferais bien d'y aller aussi. Tu...

Il sembla hésiter une seconde.

- Tu veux venir dormir chez moi ? Je te fais rentrer par ma fenêtre. Tu pourrais même rester à la maison demain pendant que je vais à l'école : mes parents travaillent tous les deux. Il suffit que tu te caches dans ma chambre à l'heure où ils rentrent...

- Non, c'est gentil, je te remercie, mais j'ai déjà trouvé un endroit pour ce soir.

Il songea au bunker désafecté qu'il occupait depuis plusieurs nuits, dans la forêt toute proche.

- T'es sûr ? Mon lit sera quand-même plus confortable, puis tu pourrais regarder la télé toute la journée demain...

- Non, vraiment, c'est gentil.

Fred fronça un sourcil suspicieux, puis un sourire éclaira son visage.

- On se retrouve ici demain après l'école, alors ?

- Euh... c'est à dire que, je ne sais pas où je serai demain à cette heure-là.

Il le savait très bien. Il serait terré dans son bunker dans un sommeil sans rêve, à attendre que le soleil se couche.

- Mais tu restes un peu dans le coin ? J'aimerais te revoir...

- Oui, disons demain soir, à peu près à la même heure que ce soir, qu'en dis-tu ?

- Super ! Tope-là, dit-il en lui tendant une main.

Oscar eut un mouvement de recul involontaire. Fred parut surpris, mais ne sembla pas en prendre ombrage.

- Bon, à demain soir, alors, dit-il en souriant.

Oscar regarda Fred traverser le jardin en direction de la maison. A mi-chemin, il se retourna pour faire signe à son nouvel ami, mais Oscar s'était déjà caché dans les branches. Fred scruta un instant l'obscurité, puis rentra chez lui.

Oscar ferma les yeux un moment, pour savourer encore un peu les dernières heures qu'il venait de vivre. Vivre, c'était bien le mot... Il s'était senti vivant au contact de cet enfant. Il était redevenu lui-même un peu cet enfant dont il avait encore l'apparence, mais qu'il avait cessé d'être vraiment voilà plusieurs siècles.

C'est un renard, à l'orée de la forêt, qui le rappela à ses instincts. Un renard, ça fera l'affaire pour ce soir...

samedi 29 novembre 2008

Oscar et Fred - La rencontre

Et "Vlan !" fait la porte de l'arrière cuisine qui claque.
"Je vous déteste !" hurle un petit garçon à l'adresse de ses parents, courant sans se retourner vers le fond du jardin. Au coin de ses yeux perlent de larmes de colère. Il fait déjà nuit et l'air est si frais que des nuages de buée sortent de sa bouche, au rythme de sa respiration saccadée par l'effort. Les poings serrés, il termine sa course au pied d'un grand chêne. Quand il se retourne enfin, les lumières de la cuisine ne sont plus que deux petit rectangles jaune derrière lesquels s'agitent deux ombres chinoises. Ses parents. Tellement occupés à se disputer qu'ils n'ont probablement même pas remarqué son départ. Adossé au tronc imposant de l'arbre centenaire, le petit garçon se laisse glisser doucement jusqu'à s'asseoir à même le sol humide. Il croise les bras sur ses genoux et, sentant monter dans sa gorge des sanglots qu'il ne peut plus retenir, y plonge le visage pour laisser éclater sa frustration.

Du haut de son perchoir, le prédateur a suivi toute la scène. Cela fait des nuits qu'il observe cette maison et ses occupants, bien que cela aille à l'encontre de la première règle qui lui ait été enseignée : une fois la proie repérée, il faut saisir la première opportunité pour fondre sur elle, puis changer de secteur après avoir camouflé le corps, afin de ne pas attirer l'attention.
Quand il avait choisit cette position comme observatoire, il avait d'abord pensé s'introduire la nuit par la porte de la cuisine, et s'occuper silencieusement de toute la famille. Mais l'histoire de ce petit garçon résonnait famillièrement en lui et réveillait des souvenirs qu'il pensait perdus à jamais... Tous les soirs, quand son père rentrait, il était de mauvaise humeur et critiquait tout, tout le monde, tout le temps. Ce qui avait le don d'énerver sa mère, qui haussait alors le ton. Une fois sur deux, ça finissait en pugilat : après les insultes, les assiettes volaient par dessus la table, quand ils n'en venaient pas tout simplement aux mains. Et Fred, dans tout ça, il était invisible.

Cette athmosphère lourde et ces cris incessant ravivait des images de son lointain passé... Bien sûr, le décor et les mots n'étaient pas les mêmes, mais il lui semblait que lui aussi avait suivi ce sentier pour s'effondrer au pied d'un arbre, fuyant désespérément le chaos domestique. Ce n'était pas le même sentier, ni la même époque. Mais l'air lui semblait empreint de cette même odeur de mousse et de trèfle. Tout était si flou. C'était la première fois, depuis qu'il était ce qu'il était, qu'il se sentait si proche d'avoir de vrais souvenirs. Et il avait même parfois l'impression que cela provoquait en lui des... sentiments. Il n'en avait éprouvé depuis si longtemps, qu'il ne pouvait en être sûr. Une chose était certaine. Il trouvait en ce petit garçon une sorte d'écho qui lui permettrait peut-être de se replonger dans ses origines et les moments de bonheur passés. Il s'était donc mis à l'observer, avide de ces brefs éclats de mémoire qui faisaient surface de temps à autres.

Mais jamais jusqu'à aujourd'hui il ne s'était trouvé si proche de lui. Son instinct de chasseur le prenait aux entrailles. D'ou il était, il percevait très clairement les battements de son coeur, la douce chaleur qui montait de sa nuque offerte, l'appel irrésistible de la carotide palpitante... Il avait déjà plus ou moins pris la décision il y a plusieurs jours d'épargner cet enfant, en reconnaissance des soubresauts de vie qu'il avait involontairement provoqué en lui. Mais à cette distance, il n'était plus si sûr de parvenir à contenir ce monstre intérieur qui le mettait au supplice.
C'est à ce moment que la branche sur laquelle il se tenait se rompit dans "Crac!" tonitruant. Et bien que ses réflexes surhumains lui permettent de retomber au sol avec élégance et légèreté, il n'en était pas de même de ceux du gamin sur qui la branche est tombée. Il git au sol, inanimé.
Envoyant valser la lourde branche au loin, il s'agenouille au côté de l'enfant, prenant doucement sa tête dans ses mains et oubliant la soif qui l'étreignait encore une seconde auparavant.
Pendant un instant qui lui sembla durer des heures, il attendit de voir s'il respirait encore. Et lorsque le petit garçon prit enfin une inspiration, c'était comme si une pierre tombale s'envolait de son coeur. Il était temps de s'éclipser, avant qu'il ne rouvre les yeux.

Trop tard... Deux yeux bleus écarquillés le fixaient avec étonnement.

- Qui... Qui es-tu ? Que s'est-il passé ?

Deuxième règle : ne jamais laisser de témoin...

- Tu es tout pâle... Tu vas bien ? Tu es tout seul ?

Il s'était laissé voir. Il ne pouvait pas permettre ça. Mais il ne pouvait pas non plus se résoudre à l'éliminer. C'était la première fois qu'on lui adressait la parole depuis... il ne saurait s'en souvenir. Il avait du mal à réaliser qu'un humain lui parle sans crainte. Au début, il y en avait quelques uns qui s'étaient essayés à le supplier, mais il ne pouvait supporter cela, alors il a décidé de les tuer par surprise. Mais cet enfant ne voyait en lui qu'un autre enfant. Pâle, certes, mais un enfant...

- Tu as les mains glacées. Tu vas attraper la mort.

Si tu savais...

- Tu ne sais pas parler ? Tu es muet ?

Hochement de tête. Il était comme paralysé. Incapable d'articuler un mot ou de prendre une décision. Il ne pouvait quitter le jeune garçon des yeux.

- Je m'appelle Fred, et toi ?

- ... Oscar, mon nom est Oscar.