jeudi 15 janvier 2009

Espérance

"C'était l'anniversaire de Neo aujourd'hui. Nous avons fêté ça en mangeant une soupe gargantuesque, mélangeant toutes les sortes de légumes du jardin : pommes de terre, carrottes, radis, navets et même betterave.
Puis nous sommes allés à la rivière nous baigner. Son rire résonnait à des kilomètres à la ronde et faisait naître en moi des sentiments contradictoires. Je riais avec lui, mais à l'intérieur, des torrents de larmes me glaçaient le coeur. Combien ne donnerais-je pas pour que Sam soit encore là. Je suis si seule depuis qu'il nous a quitté.

Je me souviens encore de notre rencontre.

A une époque, il n'était pas rare pour nous de trouver d'autres humains, isolés ou en petits groupes, cherchant eux aussi à recréer un ersatz de société. En général, ils étaient étonnés de trouver un groupe aussi imposant et organisé que le nôtre. Cela leur donnait de l'espoir. L'espoir qu'un jour peut-être l'humanité parviendrait à reprendre pied.

Cela faisait des décennies que nous avions été forcés d'abandonner toute civilisation. Bien que n'ayant pas connu cette ère, je me souviens des histoires que nous contait ma grand-mère, qu'elle tenait elle-même de sa grand-mère qui avait connu le cataclysme. Elle disait que l'eau arrivait toute seule dans les maisons, et qu'on la faisait sortir d'un tuyau à la demande. Plus magique encore : elle sortait chaude, si on le désirait. Les gens ne se déplaçaient pas à pied, mais conduits par des boîtes métalliques qui se déplaçaient sans que l'on doivent les tirer ou les pousser. On recevait des nouvelles des autres tribus par une boîte à image qui montrait ce qui se passait ailleurs. D'ailleurs, les tribus à cette époque-là étaient non seulement beaucoup plus nombreuses, mais surtout beaucoup plus grandes. D'après elle, le monde était peuplé d'au moins cent mille fois notre tribu, peut-être même plus.

Puis elle racontait comment les humains avaient tout foutu en l'air avec leur civilisation. Elle racontait qu'il avaient acquis le pouvoir de faire exploser des montagnes plus vite et plus fort que si ç'avait été un volcan. Mais surtout, toutes leurs inventions magiques avaient des effets néfastes sur leur environnement et il n'en ont pas tenu compte. Ils détruisaient des forêts entières, créaient des plantes qui tuaient les insectes, asséchaient les rivières, faisaient disparaître des espèces entières d'animaux... Il paraît que vers la fin, certains ont tenté de réveiller les consciences et de faire marche arrière, mais il était trop tard. L'équilibre était déjà rompu, et une chose en entraînant une autre, c'est tout l'écosystème qui s'est effondré.

Les abeilles ont disparu. Ils ont bien essayé de mettre au point des systèmes artificiels de polénisation, mais ça n'a pas donné les résultats escomptés et une grande partie des espèces végétales a disparu à leur suite. C'est pas grave, nous créerons des plantes hybrides qui ne nécessitent pas de polénisation, se sont dit les humains. Ce qui a entraîné la disparition d'autres espèces d'insectes qui se nourrissaient de ce pollen, puis d'oiseaux et de rongeurs qui se nourrissaient de ces insectes, puis d'autres animaux qui se nourrissaient de ces oiseaux et de ces rongeurs...

Du jour au lendemain (ou peut-être que ça a pris dix ans), la famine régnait partout dans le monde. Les gouvernements sont tombés sous les révoltes populaires, les gens ont commencé à s'entretuer. Plus personne ne travaillait dans les fabriques, ni pour le bien de la communauté. De petits groupes commençaient à se former et pillaient tout ce qui tenait encore debout, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à piller. Alors les hommes sont devenus nomades. Les petits groupes se déplaçaient, croisant ça et là d'autres groupes. Parfois ils s'alliaient pour devenir un groupe plus grand et plus fort, ou alors ils se battaient jusqu'à ce qu'un des deux groupes ait obtenu la victoire. Auquel cas, le vainqueur s'emparait de tous les biens du vaincu, de ses femmes et de ses médecins aussi. Parce qu'un autre problème commençait à faire surface : la fertilité avait dramatiquement chuté. Les femmes qui avaient la chance de parvenir à être enceinte étaient à peu près sûres de le perdre avant terme. Les tribus qui disposaient d'un médecin avaient plus de chances de parvenir à sauver l'un ou l'autre nourrisson. Les femmes qui enfantaient étaient portées aux nues. Elles étaient de véritables trésors pour lesquels les hommes étaient prêts à sacrifier leur vie.

On aurait pu croire qu'à force de s'absorber les unes les autres, les tribus deviendraient de plus en plus grandes. C'est sans doute ce qui est arrivé dans un premier temps, mais très vite, la natalité n'a plus pu compenser les pertes dûes tant aux morts naturelles qu'aux combats.

Les combats n'ont alors plus étés nécessaires. Certaines tribus ont tout simplement disparus, les autres étaient trop contentes de pouvoir renouveler leur sang. Aux combats se sont substituées les orgies. Les rencontres d'autres tribus étaient si rares, que tous les hommes et femmes "matures" copulaient ensemble sans arrêt pendant quatre cycles. Celles et ceux qui ne voulaient pas s'y soumettre étaient tout simplement violés.

Malgré tout, les tribus se sont décimées. Pas seulement à cause de l'infertilité, bien sûr, mais les humains étaient devenus beaucoup plus vulnérables à toutes les maladies, et moins résistants à leur environnement. Et bientôt, nous ne croisâmes plus âme qui vive. Je suis née de la dernière orgie que ma tribu ait connue, et fut le seul fruit de cet ultime acte d'espoir. Nous avons arpenté les terres inlassablement, ne dormant pas deux nuits au même endroit si nous n'y étions pas obligés. Peu à peu, toutes les femmes de ma tribu ont passé l'âge d'enfanter. Plus aucune n'a donné d'enfant après ma naissance. Lorsqu'arrivèrent mes premières règles, tous les hommes de ma tribu s'y sont essayé, l'un après l'autre, nuit après nuit, cycle après cycle. Cela dura trois ans avant qu'ils n'abandonnent tout espoir. Ils étaient vieux, de plus en plus vieux. Il ne fallut plus longtemps pour que l'avant-avant-dernière génération ne succombe. L'avant-dernière génération, celle de ma mère, la suivit de près. Nous étions au bord de l'extinction quand il est apparu, tel le messie.

La nuit était tombée, nous nous étions arrêtés près d'une grotte et avions allumé un feu. Nous nous apprêtions à nous blottir les uns contre les autres quand un bruit de branche cassée nous a fait sursauter. Les plaines étaient silencieuses d'ordinaires, car nous étions les seuls à y faire du bruit. Mais ce bruit venait de l'extérieur de notre cercle, derrière nous.

Lorsque je l'ai vu, mon coeur s'est arrêté de battre. Il était beau comme un rayon de soleil après la pluie. Une larme perlait au coin de ses yeux bleus. Et alors que je notais ce détail dans mon esprit, je me rendis compte que moi aussi j'étais en train de pleurer. Attirés l'un par l'autre comme le soleil par l'horizon, nous sommes tombés dan les bras l'un de l'autre et nous sommes dévorés de baisers. Les autres nous ont regardé faire l'amour dans un silence lumineux d'espoir.

Il était le dernier de sa tribu. Il y avait donc bien d'autres tribus ! Cela faisait trois ans que sa mère, la dernière survivante avant lui, avait succombé à une blessure infectée qui lui avait rongé les jambes suite à une mauvaise chute. Depuis, ne pouvant accepter l'idée d'être le dernier homme sur terre, il avait erré dans l'espoir de rencontrer quelqu'un.

De notre amour est né Neo. Comme s'ils étaient rassurés par l'espoir qu'il leur avait rendu, les anciens de l'avant-dernière génération (je ne devrais plus dire comme ça, maintenant que Neo est là) nous ont quittés les uns après les autres, de vieillesse ou de maladie. Bientôt nous ne fûmes plus que trois.

Même alors, nous avons continué à avancer sur les chemins, franchissant vallées, rivières et montagnes, pour trouver la nouvelle étincelle qui nous permettrait de continuer à espérer. Car bien que nous fassions l'amour chaque jour, mon ventre n'accueillit plus aucun fruit.

Puis un jour nous avons trouvé cet endroit. Une maison, dont les anciens se servaient pour vivre, avant le nomadisme. Ils mangeaient dans leurs maisons, dormaient dans leurs maisons, faisaient l'amour et enfantaient dans leurs maisons... Elle était située en lisière d'une forêt, juste à côté d'une rivière. Cette même rivière dans laquelle Neo s'ébrouait gaiement ce matin encore.

Nous y avons vécu heureux. Nous avons réussi à réapprivoiser certains légumes, des racines principalement, dans un petit potager. Nous nous sommes fabriqué des meubles : un lit, une table, des chaises. J'ai même failli donner naissance à un second enfant. Malheureusement, la grossesse n'est pas arrivée à terme. J'ai accouché d'un enfant mort-né au bout de six mois. J'ai eu tellement de mal à l'accepter que j'ai feint qu'il était en vie, lui donnant le sein, le lavant et le berçant sans cesser un instant de pleurer. Sam a fini par me l'enlever, avant que je ne perde totalement la raison. Il disait 'Ce n'est pas grave, nous y sommes arrivés, ça a marché, ça marchera encore...'

Mais même s'il disait vrai, nous n'avons jamais pu le vérifier. Sam coupait du bois pour le feu, près de la rivière. Un arbre lui est tombé dessus, le coinçant sous l'eau. En entendant le bruit, j'ai accouru pour essayer de le sortir de là, mais c'était trop lourd. En entendant mes hurlements, Neo est sorti de la maison pour m'aider, mais rien n'y fit. Nous l'avons vu mourir sous nos yeux.

Nous avons longtemps pleuré dans les bras l'un de l'autre. Puis nous avons tenté de reprendre notre vie. Cela fait tout juste un an aujourd'hui. Nous n'y sommes pas vraiment arrivés. Nous n'y arriverons pas. Il y a quelques mois, des taches sombres sont apparues sur mes seins. Elles se sont étendues et recouvrent aujourd'hui mes bras, mes épaules, mon cou... Je me sens faible. Cette maladie a emporté de nombreux anciens des précédentes générations. Neo est trop jeune, il ne survivra pas seul sans moi. Ce que j'ai à faire, je dois le faire tant que j'en ai encore la force physique. Mais en aurais-je le courage ? Comment le lui expliquer ? Dois-je seulement le lui expliquer, ou le faire par surprise, dans son sommeil, pour qu'il ne se rende compte de rien ?"

Il déposa le parchemin et se mit à pleurer. Tout ce chemin parcouru, ces années d'errance... Il est arrivé trop tard. Il jeta un regard triste aux deux cadavres enlacés sur le lit et referma la porte sur eux, emmenant le témoignage poignant de cette survivante qui avait perdu l'espoir. Il le continuerait. Il conterait cette histoire à Lea, sa fille, pour qu'elle ne perde jamais espoir.