mercredi 30 mai 2007

Un ennemi de poids (15)

Le port tout entier était en effervescence. Bien qu'ils aient tenté de rester discrets, les agents portuaires et les policiers venus en renforts pour fouiller un par un les bateaux à quai provoquèrent la colère de bon nombre de plaisanciers.
Moreno était en ce moment même pris à parti par un groupe de nouveaux riches en furie, outrés de ne pouvoir exhiber leurs luxueux yachts le long des côtes niçoises en cette magnifique journée ensoleillée. Le ton commençait à monter dangereusement lorsque Lefebvre débarqua pour le tirer de ce mauvais pas, flanqué de l'indéfectible Bill.
_ Tu peux les laisser partir, dit-il d'un air dépité. Celui qu'on cherche a quitté le port ce matin tôt... Trouve-moi Benedetti, je rassemble les équipes pour la suite des opérations.
_ Vous avez entendu, messieurs ? Vous allez pouvoir prendre la mer, en fin de compte... lança-t-il en s'adressant aux trois hommes furieux qui se retirèrent en bougonnant.
Puis, se retournant vers Lefebvre :
_ Ce n'est pas une excellente nouvelle, n'est-ce pas ?
_ Pas vraiment, non...
Dans la salle de réunion de La Tour, policiers et agents portuaires échangeaient leurs anecdotes du jour avec agitation. Rousseau et Williams étaient les avaient rejoints. Quand Benedetti fit irruption dans la pièce, le silence se fit d'un seul coup.
Guillaume sentait peser sur lui des regards pleins d'un mélange de curiosité et de pitié, et il avait horreur de ça. Mais il fallait qu'il assume. Il avait un peu joué du fameux code d'honneur en vigueur entre flics pour obtenir l'aide dont il avait besoin. En admettant que c'était de sa femme qu'il s'agissait, il savait que les hommes s'identifieraient à sa peine et lui fileraient plus facilement le coup de main qu'il attendait d'eux. Il devait donc accepter le revers de la médaille et admettre que leurs yeux lui disent « Pauvre vieux, j'voudrais pas être à ta place. Dieu sait ce que ce malade est en train de faire subir à ta femme... ». Là, ils attendaient tous qu'il prenne la parole.
_ Bon, les gars... L'analyse des listes et leur recoupement avec les informations que nous avons pu trouver à son domicile nous a appris que Daniel Lacomble a quitté le port ce matin à 8h47, selon les registres, à bord du « Youngblood », un voilier de 22 mètres. Destination déclarée : la Corse, port de Calvi. Mais à l'heure qu'il est, les collègues de Calvi n'ont enregistré aucune entrée correspondante. Deux possibilités, donc... Soit il a fait une pause et est encore en chemin, soit il a menti sur sa destination. Je pencherais pour la seconde alternative, mais les collègues de Calvi sont prévenus et gardent l'oeil pour la première. Ils vont même envoyer une vedette inspecter les navires à l'encre au large des côtes... Notre prochaine tâche sera d'arpenter les eaux internationales pour retrouver sa trace. Mais pour avoir une chance de le repérer, il faut cibler les recherches. C'est pour ça que nous sommes ici...
_ Nous allons coordonner les recherches depuis cette salle. Une équipe d'intervention se relayera en hélico, pendant que des équipes de recherches recouperont des informations, intervint Rousseau, qui voulait tout de même montrer qu'il était commissaire, même s'il savait que c'était important pour Benedetti de mener cette enquête. Williams et Bill, vous épluchez toutes les bases de données, extraits de comptes, actes notariaux, bulletins scolaires et tickets de supermarchés : je veux tout savoir sur sa vie, ses faits et gestes, ses passions, ses connaissances... Lefebvre et Moreno, vous allez nous aider à planifier les recherches par secteurs en nous indiquant les routes les plus probables. Quant à vous, messieurs, vous allez retourner sur les quais interroger tous ceux que vous pourrez su ce bonhomme. A commencer par ses voisins de ponton. S'il a éternué ou s'il pète la nuit, je veux le savoir. Au boulot, tout le monde ! Il n'y a pas une minute à perdre...
Tout le monde s'activa d'un coup : bruits de chaises qui reculent, carnets de notes qui se referment, portes qui s'ouvrent, gobelets en plastiques qui volent au bac... Dans ce tohu-bohu, Guillaume ferma les yeux un instant. Il revoyait le visage de Vera, à la lumière des bougies du « Palais Vénitien », juste avant qu'il ne reçoive ce coup de fil. Elle était si souriante, si belle, si amoureuse... Jusqu'à ce que ce satané portable ne sonne. Là, son regard a changé d'un coup. Elle avait tout de suite su ce que ça voulait dire. Il allait partir, la laisser seule une fois de plus. Elle avait baissé les yeux d'un air résigné. Son visage avait cessé de rayonner. Le sourire qu'elle avait esquissé au moment de lui dire au revoir n'avait rien de chaleureux. La tristesse qui émanait d'elle lui avait brisé le coeur et aurait dû le retenir, mais il avait une fois de plus choisi le boulot. Si il la retrouvait, ou plutôt quand il la retrouverait, il quitterait la police.
_ Vous êtes sûr que ça va ?
C'était Bill. Un véritable ange gardien, celui-là. Discret, prévenant et supérieurement intelligent. Il avait permis à l'enquête d'avancer à pas de géant.
_ Oui, oui, ça va. Bill, enfin Albert, je ne sais pas ce que vous préférez, je voudrais vous remercier pour tout ce que vous faites. Vous êtes vraiment d'une aide précieuse.
_ Mais non, mais non. Je n'ai de toutes façons rien d'autre à faire, ça me plaît de vous filer un coup de main. Puis, vous savez quoi ? J'ai pas touché une goutte d'alcool depuis plus de 14 heures... ça fait un bail que ce n'était plus arrivé. C'est moi qui devrait vous remercier.
Guillaume n'ajouta rien et se contenta d'un sourire, à peine visible mais sincère. Il éprouvait de la reconnaissance pour cet homme, et une sorte d'admiration et de respect aussi. Il n'avait jamais eu de rapports très proches avec son propre père, mais Bill lui inspirait une sorte d'amour filial instinctif.
(à suivre...)

lundi 28 mai 2007

Un ennemi de poids (14)

Vera s'avança prudemment sur le pont jusqu'à la poupe. A perte de vue, il n'y avait que de l'eau... Elle fut à nouveau surprise par une violente nausée. Elle eut juste de le temps de se pencher par dessus bord. Son oesophage était en feu et la bile laissait une désagréable amertume dans sa bouche pâteuse. Depuis combien de jours ne s'était-elle plus brossée les dents ? Depuis quand ne s'était-elle pas lavée ? Elle se sentait immonde et n'aspirait qu'à une bonne douche. Mais d'abord, il fallait relever la tête et se sortir de là...
_ Tenez, ça vous fera du bien, dit une voix derrière elle.
Vera se retourna dans un sursaut. L'une de ses chaussures lui glissa des mains et disparut dans les eaux profondes. Daniel lui tendait un verre d'eau.
_ Ramenez-moi à terre ! siffla-t-elle, sentant une colère sourde monter en elle.
_ Du calme, chérie, qu'est-ce qui vous prend ? Hier vous vous jetiez sur moi, me suppliant presque de vous emmener au bout du monde, et aujourd'hui vous me portez ce regard. Que nous vaut ce retournement de situation ?
_ Je... Je ne me suis sûrement pas jetée sur vous, vous mentez !
Mais cette remarque l'avait perturbée, elle ne se souvenait de rien, à part d'être montée dans cette voiture.
_ Je suis navré, je n'avais pas remarqué que vous étiez à ce point enivrée. J'ai bien vu qu'après tout le champagne que nous avions bu, vous étiez quelque peu émechée, mais vous sembliez encore en possession de tous vos moyens... Vous ne vous souvenez vraiment de rien ?
_ Je... Vous ne...
Vera se retourna pour s'appuyer sur la rembarde, elle était complètement perdue et ne savait plus quoi penser. Ses sentiments étaient confus. Par dessus son incrédulité venait peser un je-ne-sais-quoi de culpabilité. Elle ne pouvait pas croire qu'elle avait pu tromper Guillaume, et encore moins s'embarquer pour une croisière avec un parfait inconnu, mais quelque chose la titillait. Quelque chose qu'elle ne voulait pas admettre.
Daniel posa sa main sur son épaule et lui proposa à nouveau le verre d'eau.
_ Qu'est-ce que vous avez mis dedans ? demanda-t-elle avec un brin d'agressivité et de reproches dans la voix.
_ C'est de l'eau, et rien que de l'eau. Mais je peux vous offrir un Alka Seltzer si vous le voulez ?
_ Non, ça ira comme ça.
Et elle lui prit le verre des mains pour l'engloutir d'une traite.
_ Ecoutez, je ne sais pas ce qui a pu se passer, mais je voudrais rentrer chez moi maintenant. A quelle distance sommes-nous de Nice ? Quand pourrons-nous être de retour ?
_ Nous avions déjà bien avancé, vous sembliez si impatiente de voir Marrakech... Je crains fort que nous ne puissions y arriver avant l'aube.
_ Eh bien faites demi-tour. Je dois rentrer. Je suis désolée si je vous ai laissé entendre que je... enfin, que vous... qu'il pourrait y avoir quelque chose entre nous. Je ne devais pas être moi-même, cela ne me ressemble pas de monter dans la voiture d'un inconnu pour ensuite me saoûler à en perdre conscience.
_ Je comprends. Ce n'est pas non plus mon genre de faire boire les dames en détresse pour les enlever sur mon voilier... J'aurais dû m'apercevoir que vous aviez trop bu et que vous ne saviez pas ce que vous faisiez, mais j'était trop heureux que tout cela m'arrive. Une femme si charmante, si spirituelle, si séduisante qui me tombe presque littéralement dans les bras... C'était trop beau pour être vrai. Je vais vous ramener.
Vera était troublée. Elle se sentait doublement coupable. Et pour Guillaume, qu'apparemment elle avait trompé comme la pire des garce, et pour Daniel, à qui elle avait laissé croire à un possible voyage.
_ Merci beaucoup. Je suis vraiment désolée. Ce n'est pas de votre faute, vous êtes charmant. Maintenant, si vous le permettez, je souhaiterais prendre une douche.
_ Mais bien sûr, venez, je vais vous montrer. Et pendant ce temps-là, je vais nous préparer à manger, qu'en dites-vous ?
_ Excellente idée, je meurs de faim.
Daniel la conduisit devant la porte de la salle de douche. Elle était tellement petite qu'il valait mieux laisser ses vêtements à l'extérieur si on ne voulait pas qu'ils soient trempés. Attentionné, il avait prévu une sortie de bain, un essuie, et même une brosse à dent de voyage.
Juste avant de rentrer dans la petite pièce, Vera se retourna vers Daniel.
_ Nous n'avons pas... Je veux dire, il ne s'est rien...
_ Non, rassurez-vous, répondit Daniel dans un sourire. Je suis resté un gentleman. Mais j'avais certes plus d'espoir qu'aujourd'hui...
Dans l'exigüité du couloir, ils n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Et Daniel vit qu'il avait marqué un point à la teinte pourpre que prirent les joues de Vera et à son regard qui plongea vers ses pieds. Elle disparut derrière l'étroite porte.
Vera laissa l'eau chaude emporter ses larmes pendant de longues minutes, cependant, cela ne suffit pas à laver ce sentiment de culpabilité qui la rongeait. Elle ne savait plus où elle en était. Comment avait-elle pu faire ça à Guillaume ? Comment pouvait-elle encore maintenant ressentir ce trouble incongru en présence de Daniel ? Qu'allait-elle bien pouvoir expliquer à son mari en rentrant ? « Désolée trésor, j'étais saoûle et je ne savais plus ce que je faisais. Je suis partie en croisière avec un inconnu mais ne t'inquiète pas, il ne s'est rien passé... »
(à suivre...)

dimanche 20 mai 2007

Un ennemi de poids (13)

Alors que les brumes de son cauchemar se dissipaient, la nausée et la migraine étaient toujours bien présentes. Vera tentait de se réveiller de toutes ses forces, comme on essaie de s'extirper de sables mouvants. Elle reprenait d'abord conscience de son corps, allongé, glissé dans des draps. Ses bourrelets n'étaient plus en plasticine et pour la première fois, elle était presque heureuse de les sentir, parce qu'ils étaient « normaux ».
Lorsqu'elle parvint à ouvrir un oeil, puis l'autre, elle ne comprit pas tout de suite où elle était... On aurait dit un placard à balais aménagé en chambre. Tout était en bois, deux filets étaient accrochés de part et d'autre du lit. Ses chaussures et son string y étaient glissées et sa robe rouge pendait à un cintre. Face à elle, une petite porte, qu'elle pouvait toucher des pieds en restant allongée sur le lit.
En revoyant cette robe et ces chaussures, les images de la veille (mais était-ce la veille ? Il lui avait semblé dormir mille ans) lui revinrent en mémoire. Le restaurant, Guillaume appelé en urgence, son retour à pied plutôt qu'en taxi, le talon cassé (tiens, il était réparé d'ailleurs...), le mec en décapotable rouge... puis plus rien.
Prise d'une horrible pensée, elle glissa sa main entre ses cuisses, espérant ne pas y trouver d'odeur de sperme, ou de trace de sang. Tout semblait normal, mais cela ne voulait pas dire qu'elle n'avait pas été violée pendant son coma : il aurait très bien pu mettre un préservatif.
Assise sur le lit, elle se rhabilla en vitesse, préférant garder ses chaussures à talon aiguilles à la main en guise d'arme, et actionna la poignée de la porte, qui s'ouvrit aussitôt. En se glissant hors du lit, elle eut du mal à assurer sa position debout. A la migraine s'était ajouté le tournis, et elle dû se tenir aux murs de l'étroit couloir pour avancer. Une violente nausée la prit par surprise et elle ne put s'empêcher de vomir. Visiblement, elle n'avait rien mangé depuis un certain temps, parce que ce n'était que de la bile, ce qui rendait la chose encore plus désagréable et douloureux. On aurait dit une saoûlarde un lendemain de veille, titubant, pieds nus dans sa robe de soirée.
Au bout du couloir, un petit escalier menait à la lumière du jour. Laissant derrière elle la flaque de bile, elle entreprit de le grimper. Tout était étroit, ici, et tout était en bois. L'escalier ne faisait que six marches, très raides.
Une fois dehors, elle comprit en un clin d'oeil pourquoi tout était si étroit, pourquoi cette nausée, pourquoi tout était en bois, pourquoi ces filets... Elle était sur un bateau.

*

Les renforts de la police scientifique étaient arrivés pour fouiller la maison de fond en comble. Dans la voiture qui les conduisait au port, Bill expliqua à Guillaume comment l'argent trahissait tous vos faits et gestes. Pendant que l'inspecteur était occupé à interroger la pauvre Madame Dusart, Bill était parti en quête des papiers de la comptabilité. Il avait trouvé pas mal d'informations intéressantes : factures d'entretien de la Cadillac, frais d'entretien d'un voilier, achat de fournitures diverses en parapharmacie et en matériel de navigation,... Ne fallait-il pas être un peu idiot, ou particulièrement sûr de soi, pour garder ainsi autant d'indices ?
Guillaume fit un point par téléphone avec Rousseau. Il préférait éviter la radio, car ce genre de type était capable de posséder un scanner pour capter les communications de la police.
_ J'appelle les gardes-côtes pour les prévenir de ton arrivée et je te rejoins sur place. Je t'en prie, reste cool et attends-moi avant de tenter quoi que ce soit.
Il raccrocha sans répondre à cette dernière injonction. Le regard sombre, il appuya sur le champignon et mit la sirène en marche. Il ne devait pas avoir une grande avance. S'ils arrivaient à temps, il n'aurait peut-être même pas encore quitté le ponton ? Un long silence, chargé de stress et de colère, emplit la voiture, malgré les sirènes hurlantes et les chevaux du moteur poussés à fond.
_ C'est votre femme, c'est ça ? osa Bill.
_ ... C'est ça ! admit Guillaume après un instant d'hésitation. Et il se mura dans le silence. Une larme, qui brillait dans son oeil depuis qu'il avait raccroché avec Rousseau, finit par se lancer sur sa joue. Il l'essuya d'un revers de la main.
Au moment de prendre le dernier embranchement en direction du port, il coupa la sirène et rentra le gyrophare. Pas la peine d'alerter le fugitif.
Arrivé sur le parking, il s'arrêta sur une place réservée « police », juste devant l'immeuble des gardes-côtes. Deux officiers l'attendaient devant la tour. A peine avait-il claqué la portière qu'ils s'avancèrent vers lui, tendant un listing imprimé.
_ Bonjour, moi c'est Lefebvre et lui c'est Moreno, nous sommes de la brigade maritime. Rousseau nous a prévenus. Voici la liste des bateaux partis en mer depuis ce matin. Si on ne regarde que les bateaux de plaisance, ça nous en fait près d'une centaine, abonnés et bateaux de passage inclus. On est en haute saison et le temps est parfait, tout le monde veut sortir aujourd'hui.
_ Vous avez bouclé le port ? Demanda Guillaume, lui prenant la liste des mains.
_ Non, nous ne pouvons pas faire ça. Vous n'imaginez pas...
_ Je veux que chaque bateau soit fouillé avant de prendre la mer, c'est bien clair ? Plus un seul bateau ne quitte ce port tant qu'il n'aura pas été fouillé. Combien d'hommes pouvez-vous me prêter ?
_ Vous ne vous rendez-pas compte, c'est de la folie !
_ Faites ce que je vous dit, une vie est en jeu. Et ne les prévenez pas de la fouille. Retardez juste les départs le temps d'envoyer une de vos équipes pour contrôler les identités de tous les occupants. Pas d'appels radio et la plus grande discrétion est de mise. Briefez-les en leur montrant cette photo, c'est elle qu'on cherche.
Il sortit une photo de son portefeuille. Avant de la leur tendre, il ne pu s'empêcher de la contempler, laissant glisser son doigt sur le visage souriant de Vera. C'était pendant leur voyage de noces, à Bali, juste après sa première leçon de plongée. Un petit coup de soleil qu'elle avait attrapé sur le bateau rougissait ses joues et son petit nez, soulignant ainsi son regard clair, ses cheveux mouillés étaient plaqués vers l'arrière.
Lefebvre lui prit doucement la photo des mains, soudain radoucit.
_ Je vois, on met toutes nos équipes sur le coup.
Puis, après un instant d'hésitation...
_ Désolé pour vous, on va faire le maximum.
_ Montrez-leur aussi celle-ci, intervint Bill, que personne ne semblait avoir remarqué jusqu'ici. C'est le suspect numéro un, Daniel Emilien Lacomble, fils de Madeleine Dusart. Est-ce que l'un de ces deux noms figurent sur vos listes ?
_ Merci Bill... Pendant que j'accompagne les équipes sur le terrain, vous voulez bien aller avec Moreno vérifier les listes?
Benedetti avait de la gratitude dans les yeux. Bill fut touché de cette marque de confiance.
_ A vos ordres, chef ! répondit-il avec un petit clin d'oeil.

(à suivre...)

jeudi 17 mai 2007

Un ennemi de poids (12)

Attablés à la cafét' devant les reliefs du lunch d'un collègue peu respectueux, Bill et Guillaume ne parlaient pas beaucoup. L'inspecteur ne pouvait s'empêcher de tourner le tête vers l'horloge murale et ne parvenait pas à avaler le moindre morceau du sandwich au thon qu'il avait lui-même choisi. Bill, quant à lui, en était à son deuxième spaghetti bolognèse. Chacune des poches de son veston haute couture était gonflée de deux picolos emballés dans une serviette en papier, « pour plus tard ». Malgré la crasse qui le recouvrait, il conservait une certaine dignité et l'on voyait qu'il était issus d'un monde où les bonnes manières étaient de mise. Il utilisait sa serviette régulièrement et la reposait ensuite soigneusement sur ses genoux, posait ses couverts pendant qu'il mâchait et ne parlait pas la bouche pleine. Ce n'est que lorsqu'il avala sa dernière bouchée qu'il prit enfin la parole.
_ Je ne voudrais pas avoir l'air d'abuser, mais il semblerait que l'on soit condamnés à attendre encore un peu. Je sais que vous avez certainement des douches ici. Vous m'autoriseriez à en prendre une ? Je n'ai plus connu ce bonheur depuis des mois...
_ Les civils ne sont pas autorisés à entrer dans les vestiaires, répondit laconiquement l'inspecteur.
_ Mais si vous me surveillez ?
_ On va d'abord voir où ils en sont avec ce mandat. Si on n'a pas encore de nouvelles, je vous accompagnerai.
Rousseau n'avait pas encore de nouvelles : le procureur était en heure de table et il ne parvenait pas à le joindre.
_ Bon. Bill et moi, on va prendre une douche. Si je n'ai pas ce mandat en sortant de là, je m'en passerai. Et tu pourras me virer, je ferai de la tôle s'il le faut, j'en ai rien à foutre.
_ Ca ne servirait à rien : si tu n'as pas de mandat, ils le relâcheront...
_ Seulement si ils ont encore quelqu'un à relâcher.
Sur ces mots, il quitta la pièce, et le clochard lui emboîta le pas.
A cette heure-là, ils étaient seuls dans les vestiaires. Guillaume ouvrit son casier et en sortit un ensemble jean-caleçon-chemise.
_ Tenez, ça devrait vous aller. Vous ne pouvez pas m'accompagner dans cette tenue.
_ Vous accompagner ?
_ Oui, vous venez avec moi. Vous pourrez identifier immédiatement notre homme et sa voiture. Je vais mettre tout ça au nettoyage à sec et je vous le rendrai dès qu'on renviendra. Qu'en dites-vous ?
Alors qu'il faisait un tas avec les affaires de Bill, prenant soin de sortir les quatre petits pains des poches de sa veste, il tomba sur une photo en noir et blanc. On reconnaissait Bill, à gauche. Il avait le bras passé autour de la taille d'une jolie brune. Tous deux se regardaient tendrement. C'était une photo de mariage. Au dos, une écriture féminine avait rédigé un mot tendre :
« Albert & Emilie, le 6 juin 1975. Merci pour tout cet amour, puisse-t-il durer toujours. Je t'aime. Milie. »
_ Il n'a pas duré...
L'intervention d'Albert, enfin Bill, le fit sursauter. Il s'était perdu dans ses pensées, ne pouvant s'empêcher de mettre le visage de Vera sur celui d'Emilie. Il n'avait pas remarqué qu'une larme avait glissé le long de sa joue.
_ Lorsque j'ai tout perdu, elle faisait partie du lot. Elle n'a pas supporté de dégringoler l'échelle sociale. Elle est partie avec mon ex-associé, par la même occasion ex-meilleur ami.
_ Alors pourquoi conservez-vous cette photo ? C'est pour vous faire du mal ?
_ Non, c'est parce que je l'aime toujours. C'est tout ce qui me reste d'elle. Ca et cette veste. C'est elle qui me l'avait offert pour notre dernier anniversaire de mariage. Donc je vous prierai de vraiment en prendre soin, j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
_ Entendu, Bill. J'en prendrai soin.

*

_ Je peux vous aider ?
Bill et Guillaume venaient de sonner pour la seconde fois. Ils se retournèrent et virent un homme tenant une malette à la main, planté au bas des marches de l'escalier menant au perron.
_ Je me présente : Gaëtan Fournier. Je suis le médecin particulier de Madame Dusart. Elle ne pourra pas vous répondre. Et vous, vous êtes ?
Guillaume exhiba sa carte ainsi que le mandat qu'il avait enfin obtenu.
_ Je vois, laissez-moi vous ouvrir.
La demeure était luxueuse et amménagée avec goût. Une sorte de mélange subtil entre antiquités de qualité et meubles design. Le hall spacieux était marbré en damier et menait à un grand escalier central.
_ Par ici, je vous prie.
Après avoir posé ses clés sur le guéridon, le docteur leur ouvrit le chemin vers le premier étage.
_ Je dois vous prévenir : Madame Dusart est allitée et ne supporte pas que l'on allume la lumière. Vous devrez porter des lunettes à vision nocturne. Vous devriez me laisser entrer d'abord, que je puisse la prévenir. Elle a le coeur fragile.
Alors qu'ils enfilaient la paire de lunette que le docteur leur avait tendue, ils entendirent des bribes de la conversation qui se déroulait dans la chambre.
_ Je ne veux pas qu'ils entrent, je ne veux pas qu'ils me voient comme ça ! Personne ne doit me voir comme ça ! Je ne suis pas maquillée ni coiffée.
Sans attendre l'approbation du médecin, Guillaume fit irruption dans la chambre. L'odeur de renfermé qui y régnait le prit immédiatement à la gorge et le déstabilisa un instant. Malgré qu'il ait déjà utilisé ce type d'équipement lors des entraînements, il était également perturbé par le port des lunettes à vision nocturne qui donnaient un reflet vert à la réalité. Il ne comprit pas tout de suite ce que ces yeux voyaient. Ce n'est que lorsqu'elle s'adressa à lui qu'il comprit que la chose sur le lit était un être humain.
_ Sortez de ma chambre immédiatement ! Cela ne se fait pas d'entrer ainsi dans la chambre d'une dame. J'aurais pu être nue (oh mon dieu pitié, non ! pensa Guillaume) et je ne suis pas apprêtée.
_ ...
Aucun son ne sortait de la gorge de l'inspecteur. Il n'avait jamais vu une telle horreur. La femme qui gisait sur le lit n'avait plus rien d'humain. Elle devait peser pas loin d'une demie tonne et était incapable du moindre mouvement. Des poches d'excréments pendaient à côté de son lit. Il avait eu du mal à distinguer les bras des cuisses. Ce n'est que grâce aux deux points rendus brillants par les lunettes qu'il avait deviné où se trouvait son visage, et par déduction que les deux énormités qui le prolongeaient devaient être ses bras. Cette femme n'avait rien en commun avec la photo reprise dans le dossier.
_ Vous êtes bien Madeleine Dusart, née à Quimper en 1939 ? hasarda Guillaume, pour s'assurer qu'il ne se trompait pas.
_ Je vous remercie de me rappeler mon âge, cela confirme bien que vous ne connaissez pas les manières, mais oui, c'est bien moi. Que me voulez-vous ?
_ C'est à vous qu'appartient la Cadillac rouge décapotable immatriculée 170 NAG 75 ?
_ A moi, certainement pas, je n'aime plus conduire. Mais ça ne m'étonnerait pas que mon dégénéré de fils se paye ce genre d'engins avec mon argent. Vous n'avez qu'à aller voir dans le garage.
_ Et où se trouve votre fils ?
_ Pas la moindre idée... Ce fils indigne se fiche bien de ce qui peut arriver à sa mère. Il est ici comme à l'hôtel : il entre, il sort, se sert de mon argent et monte me voir quand je crie trop fort et qu'il ne peut plus m'ignorer.
_ Euh... Si je peux me permettre, je pense qu'il doit être parti pour un bout de temps, car il m'a laissé une enveloppe consistente. De quoi soigner Madame pendant quatre semaines au moins.
Guillaume se retrourna vers le médecin qui était occupé à essayer de compter les billets. Pas facile, dans le noir, même avec des lunettes à vision nocturne. Il se rendit compte qu'Albert (ou Bill, il ne parvenait pas à se résoudre à l'appeler d'une façon ou d'une autre) avait quitté la pièce, mais décida qu'il s'en préoccuperait après en avoir fini avec Madeleine Dusart.
_ Madame Dusart, avez-vous la moindre idée d'où peut être parti votre fils pour une si longue durée ? Cela lui arrive-t-il souvent ?
_ Ca lui arrive, mais il ne me dit jamais où il va et refuse de répondre à mes questions à son retour. Voyez comment il a perdu tout respect pour moi ? Je devrais le mettre dehors, mais je n'en ai pas le courage. Une mère reste un mère, vous comprenez ?
A cet instant, Bill fit irruption dans la pièce, une liasse de papiers à la main.
_ Je crois que je sais où il peut être allé. Et si j'ai raison, je crois qu'on a intérêt à se dépécher.
Puis, s'adressant à la chose sur le lit, il continua :
_ Madame, quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
_ C'était ce matin, mais je ne saurais pas vous dire l'heure qu'il était. Je sais que j'ai dû l'appeler longtemps avant qu'il ne daigne monter voir ce dont j'avais besoin.
(à suivre...)

Un ennemi de poids (11)

Vera vivait ce genre de cauchemard dont on ne sait s'il est rêve ou réalité. Quand on a l'impression de s'être déjà par trois fois réveillée, mais qu'on est toujours bel et bien dans les bras de Morphée... Un voile sombre recouvrait les images qui se bousculaient dans sa tête. Elle revoyait Guillaume l'embrasser avant de quitter le restaurant, puis se voyait faire l'amour sur la plage à un inconnu, avant de se retrouver au magasin de fringues où elle déchirait tous les vêtements en les essayant et finissait nue dans la rue sur ses talons aiguilles, en train d'essayer de courrir pour fuir... mais quoi ? Elle ne parvenait pas à se retourner pour regarder, ni à s'arrêter pour enlever ses chaussures. Elle voulait crier, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Elle pleurait si fort, qu'elle avait l'impression qu'elle allait étouffer, elle ne parvenait pas à reprendre son souffle. Là, elle était dans sa salle de bain, devant son miroir en pied, armée de ses ciseaux à ongles, et avait entrepris de se débarrasser de ces bourrelets qui grossissaient à vue d'oeil, mais ils repoussaient aussitôt qu'elle les avait coupés. Il n'y avait pas de sang, mais on aurait dit des boudins de plasticine qu'elle entassait dans l'évier qui en fût bientôt plein. Elle avait commencé à en remplir la baignoire quand on vint sonner à la porte. Lorsqu'elle alla ouvrir, elle se retrouva face à tous les collègues de Guillaume, assis à leurs bureaux. Ils ne semblaient pas surpris de la voir, mais chuchottaient entre eux, un air à moitié désolé, à moitié dégoûté sur le visage. Elle se rendit compte qu'elle était toujours nue, avec des bourrelets à moitié découpés lui pendant du ventre. Elle voulu se retrouner pour rentrer chez elle, mais la porte n'était plus là. A sa place, il y avait Guillaume, furieux de la voir ainsi. Il se mit à lui crier dessus, lui exprimant tout le dégoût qu'elle lui inspirait et la honte qu'elle lui faisait subir en venant s'exhiber ainsi devant tous ses collègues. Les pleurs redoublèrent, le poids sur sa poitrine devenait insupportable. Elle cherchait de l'air mais ne parvenait pas à reprendre sa respiration. Elle se rendit compte que ses voies respiratoires étaient encombrées d'une matière visqueuse et filante, comme un énorme chewing gum. Elle essayait de s'en dépétrer en l'attrapant avec ses doigts, mais il y en avait toujours et toujours. Cela lui donnait des nausées. Elle en enlevait des quantités astronomiques, tant et si bien qu'elle finit par se déchausser les dents, une à une...
(à suivre...)

Putain d'insomnie...

Voilà déjà plus d'une heure qu'il m'a tourné le dos. Je scrutte la moindre latte du plafond dans l'espoir de l'y retrouver, mais rien n'y fait. Dire que j'aurais pu rester dans ses bras à volonté puisque demain (enfin, ce matin) c'est congé... Pas de bol, je suis assaillie d'idées. Le boulot m'obsède, réjouissantes pensées. Le pire, c'est que comme c'est férié, aucune chance de m'en débarrasser. Moi qui me réjouissait à la simple évocation de cette grasse matinée... Me voilà condamnée à me tourner et me retourner encore. Les chiffres en rouges sur le réveil semblent s'être arrêtés, comme pour me signifier que je ne l'ai pas fait assez. Pourvu que cette déconvenue soit au moins féconde, je jette mes états d'âme sur le clavier. Une fois que j'en serai débarrassée, peut-être que le sommeil voudra à nouveau m'accepter ?

dimanche 13 mai 2007

Un ennemi de poids (10)

Il avait finit par prendre une décision. Il ne pouvait la maintenir ainsi dans un semi-coma artificiel indéfiniment. Il ne maîtrisait pas très bien les anesthésiants qu'il lui avait déjà injectés par trois fois et craignait de faire des dégâts irréversibles s'il en abusait. D'ordinaire, il descendait ses victimes dans ce qu'il appelait le « bunker », les attachait sur la chaise et se délectait de la peur qui déformait leurs traits boursoufflés, puis se mettait au travail pour les rendre à une vie meilleure, ignorant leurs suppliques.
Mais là, la situation était différente. Elle était grosse, oui. Mais, même s'il avait eu du mal à se l'avouer, elle était belle. Durant le bref échange qu'ils avaient eu avant qu'elle ne monte dans sa voiture, il l'avait aussi trouvée spirituelle, drôle, charmante, et distinguée. Vu les échecs de ses deux premiers essais, sans compter le troisième à qui il avait laissé une chance de se racheter, il ne pouvait se permettre de prendre le risque d'utiliser les mêmes méthodes. Il faudrait qu'il réfléchisse encore, mais ici, il se sentait coincé : pris par le temps, le risque qu' « elle » ne la surprenne s'il la gardait trop longtemps, et l'impossibilité de se résoudre à l'enfermer dans le bunker. La seule solution, c'était le bateau. Il chargea la voiture, préférant l'espace et la discrétion de la Cayenne au tape-à-l'oeil de la Cadillac, et y installa sa belle à l'arrière, en foetus comme si elle s'était assoupie pendant un long trajet.
Alors qu'il faisait son dernier trajet de chargement, une voix stridente l'appela du haut de l'escalier.
_ Danieeeeel ? Daaaanieeeel ! Monte ici tout de suite.
_ Et merde ! Il ne manquait plus qu'elle... maugréa-t-il avant de lui répondre. Oui, j'arrive tout de suite, Mè... euh Madeleine.
Il grimpa les escaliers quatre à quatre et poussa la porte de la chambre du fond. La pénombre qui y régnait le déstabilisa un instant. Il tendit la main vers la gauche, tâtonna un insant les objets disposés sur la commode à l'entrée de la chambre et trouva ce qu'il cherchait, il enfila ses lunettes à vision nocturne.
_ Ah ! Te voilà enfin, fils indigne. Voilà des heures que je t'appelle. Ma poche déborde. Tu laisses ta pauvre mère mariner dans ses propres déjections, c'est ignoble. Moi qui ai tout donné pour toi, voilà comment tu me le rends !
_ Désolé, Mère. Je vais nettoyer tout ça immédiatement.
_ Madeleine ! Je m'appelle Madeleine ! Combien de fois vais-je devoir te le répéter ! Les gens ne doivent pas savoir mon âge, que vont-ils penser s'ils savent que j'ai un fils déjà grisonnant comme toi ?
Il ôta ses lunettes à vision nocturne pour se rendre à la salle de bain où l'attendaient un seau et une éponge. Pendant que l'eau chaude coulait, une larme coula le long de sa joue.
Lorsqu'il eût terminé sa besogne, il posa un baiser sur son front. Elle s'était déjà rendormie. Avant de quitter la maison, il prit le soin de laisser un mot à l'infirmier qui devait passer chaque jour vers 17h pour l'informer de son absence et lui laisser une enveloppe.
_ En route, ma belle ! s'exclama-t-il avec entrain au moment de claquer la porte du SUV.

*

_ Oui, je me souviens de cette décapotable rouge. Une jolie petite voiture. Le gars qui la conduisait était un homme de goût, d'ailleurs.
_ Parce qu'il roulait en décapotable rouge ?
_ Oui, mais pas n'importe quelle voiture, c'était un ancêtre. Une belle américaine, datant de l'époque où les amériacaines avaient encore de la gueule. Puis surtout, il y avait cette fille...
_ Une fille ? Quelle fille ? Vous n'avez pas mentionné ça dans votre déposition hier...
_ Ben parce que personne n'en avait rien à foutre de ce que je pouvais raconter, et personne m'a posé de questions à ce sujet. J'ai juste dit que j'avais vu une décapotable, à quelques blocs d'où ils avaient retrouvé le gars avec ses tripes fumantes dans les mains. Vos collègues semblaient penser que c'était pas le genre de bagnoles dans lesquelles on se promène quand on veut déposer discrètement une victime agonisante, surtout de ce gabarit-là.
_ Et la fille ? A quoi ressemblait-elle ? Elle était dans la voiture avec lui ?
_ Au départ, non. Elle marchait tranquillement dans la rue, puis son talon s'est cassé, il est arrivé à sa hauteur, ils ont discuté un peu. J'ai bien cru qu'elle allait repartir de son côté, puis finalement, elle est quand-même montée avec lui.
_ A quoi ressemblait-elle, bon sang ?
_ Un joli brin de fille, cheveux bruns mi-longs, robe rouge. C'est aussi pour ça que je trouvais que ce gars-là avait du goût... Non seulement sa voiture était jolie, mais la fille qu'il emballait se débrouillait pas mal non plus dans le genre, et en plus sa robe était parfaitement assortie à celle de la bagnole...
L'inspecteur était devenu blanc comme un linge, puis d'un coup son visage passa au rouge et il empoigna le clodo par l'encolure et planta son regard droit dans les yeux injectés.
_ Si tu croyais que ce gars était celui qui avait déposé le gros lard, pourquoi n'as-tu pas mentionné ça aux flics ? Cette femme est peut-être en train de se faire découper en ce moment même par ta faute, et si c'est le cas, je te promets que je te réserve le même sort !
_ Du calme, du calme... dit-il posément avant d'écarter doucement la main qui enserrait son col. Quand j'ai commencé à raconter ça, les flics se sont désintéressés de mon histoire, pensant que je leur faisait perdre leur temps.
_ Par où sont-ils partis ?
_ Au bout de la rue, ils ont tourné à gauche, en direction de la plage.
_ Mais qu'est-ce qu'il lui a prit, bon sang ?
_ Pardon ?
_ C'est pas à vous que je parle, je réfléchis tout haut. Bon, vous, vous m'accompangez au comissariat, vous allez identifier la voiture d'après photo.
_ Ok, pas de problème... Dites, vous pensez qu'il y aurait moyen de me trouver quelque chose à manger, au commissariat ? J'ai rien avalé depuis deux jours.
_ Si vous faites bien votre boulot, on vous trouvera ça.
Sur le chemin vers le commissariat, aucun des deux ne remarqua la Porsche Cayenne gris métallisé qui les croisa en direction du port.

*

Benedetti fit voler les portes battantes du commissariat comme un cow-boy pressé entrant dans un saloon. Le type qui le suivait failli se les prendre dans la figure. L'inspecteur se dirigea vers le bureau de Rousseau, traînant derrière lui un clochard en costume Hermès.
_ Où en êtes-vous avec les bagnoles ?
_ Il en reste une dizaine de six modèles différents, répondit Williams. Qui est-ce ? demanda-t-il en pointant du menton le nouveau venu.
_ Un témoin qui a vu Vera grimper dans cette putain de bagnole et que ces crétins n'ont pas crus utile d'écouter attentivement. Vous avez des photos des différents modèles suspects ?
Rousseau fit pivoter l'écran de son ordinateur sur lequel figurait six photos de décapotables rouges, les unes à côté des autres.
_ Bill, jetez un oeil là-dessus. Est-ce que c'est une de ces voitures-là ?
Bill se pencha sur le moniteur et ne put s'empêcher de sourire lorsqu'il vit dans la barre d'outil l'icône du programme de recherche et d'échange d'informations sécurisées dont il avait développé la première version dix ans avant de se faire lincencier par son conseil d'administration, présidé par son propre fils.
_ Quoi ? Qu'est-ce qui vous fait rire ? Vous reconnaissez cette bagnole oui ou non ?
_ Non, désolé. Ce n'est aucun de ces modèles.
_ Et merde ! Vous en êtes sûr ? Regardez-les bien encore une fois.
_ J'en suis absolument certain. Vraiment désolé.
_ Fallait s'y attendre, intervint Williams. Nous n'avons sélectionné que les voitures immatriculées dans la région. Mais avec le nombre de touristes étrangers qui vivent ici... On ne peut tout de même pas demander une sélection de toutes les décapotables rouges d'Europe ?
_ Vous permettez ? l'interrompit Albert Fontaine, ex-fondateur de Microcorp Softwares, en se dirigeant vers le poste de travail de Rousseau.
Les trois autres le regardèrent d'un air incrédule. Rousseau eut un mouvement pour l'empêcher de s'approcher de son ordinateur, mais Benedetti le posa sa main sur son bras pour le retenir. Albert « Bill » Fontaine laissa courrir ses doigts sur le clavier pendant deux bonnes minutes. Puis il retourna l'écran vers les trois policiers. Il contenait une liste de trois adresses.
_ Voilà les trois garages qui vendent des pièces détachées de voitures américaines dans un rayon de 50 kilomètres. Le premier de la liste a fait un entretien de routine d'une Cadillac rouge immatriculée 170 NAG 75 il y a deux mois. Le client a payé en cash, mais sans doute qu'en allant rendre visite au garagiste, vous pourrez en apprendre plus sur ce type.
_ ...
Il appuya sur le bouton d'impression puis retourna l'écran pour faire une nouvelle recherche. Le temps que Williams aille chercher la feuille qui sortait de l'imprimante, l'écran se retourna à nouveau avec un profil. Il s'agissait de Madeleine Dusart, née en 1939 à Quimper, profession connue : actrice, domicilée dans le XXème arrondissement de Paris, et disposant d'une résidence secondaire ici, à Cannes.
_ Ou alors, vous pouvez directement aller interroger la propriétaire de la voiture...
_ Vous êtes flic, c'est ça ? interrogea Rousseau, incrédule.
_ Non, je suis l'heureux concepteur de votre programme de recherche. Autrefois, j'étais spécialisé dans les infrastructures réseaux complexes et c'est moi qui ai mis au point la première interface permettant aux multiples bases de données pouvant se révéler utiles pour les enquêtes criminelles de communiquer efficacement entre elles. Mais je sais que ceux qui vendent ce programme aujourd'hui se foutent bien de donner des formations, qu'ils estiment trop coûteuses et pas assez rentables. Peu de gens savent la mine d'or que cela représente si l'on sait s'en servir...
_ Bon, c'est pas tout ça, mais on a du pain sur la planche. Williams, tu vas interroger le garagiste. Chef, vous pouvez m'obtenir un mandat ? Je me mets déjà en route pour aller chez la Dusart. Dès que vous avez le mandat, envoyez-moi du renfort.
_ Holà, holà, doucement... Tu ne vas pas seul chez cette bonne femme. On attend le mandat. C'est encore moi qui décide, ici, je te rappelle. Williams, tu peux aller chez ce garagiste. J'appelle le procureur et on attend le mandat.
_ Euh... Je voudrais pas avoir l'air de m'inscruster, mais on n'avait pas parlé d'un sandwiche ? Intervint Bill.
_ Excellente idée ! Benedetti, si tu accompagnais notre ami à la cafét' ? Quand vous serez de retour, je suis sûr que j'aurai le mandat et on ira ensemble chez cette dame.

*
(à suivre...)

mardi 8 mai 2007

Un ennemi de poids (9)

Vers 10 heures, Williams entra dans le bureau de Rousseau avec la liste des cabriolets rouges répertoriés dans la ville. Il y en avait une cinquantaine.
_ Je ne pensais pas qu'il pouvait y avoir autant de cabriolets rouges dans une seule et même ville. Et encore ! J'ai déjà opéré un premier tri : j'ai viré toutes les cabriolets de plus de 10 ans, et toutes celles qui n'étaient pas vraiment rouges, mais d'une couleur dérivée, comme le bordeau. Ca va faire un beau paquet à contrôler...
_ Sans compter que notre bonhomme n'est peut-être pas d'ici, ajouta Rousseau.
_ Par où on commence ? interrogea Williams.
_ Plaçons-les sur la carte, et commençons par celles qui correspondent au tracé de Benedetti.

Pendant ce temps, Benedetti était parti à la recherche du témoin de la veille, un clochard imbibé d'alcool qui cuvait souvent dans le vieux quartier. Son témoignage n'avait pas vraiment été creusé, vu l'état d'ébriété dans lequel il se trouvait. Benedetti se disait qu'il pourrait peut-être se souvenir d'autres détails, s'il était interrogé à jeun. Comme la marque de la voiture, voire sa plaque avec un peu de chance...

Il avait dit s'appeler Albert Fontaine, mais les clodos du coin l'appelaient Bill Gates, en référence au temps où il appartenait encore au « monde des vivants ». Il était alors PDG d'une boîte d'informatique. Pas une de ces start-ups qui a fait long feu lors de l'éclatement de la bulle internet, non. Une vraie grosse boîte bien solide spécialisée en infrastructures réseau, qu'il avait lui-même édifiée dans les années 1980. Il avait connu la grande vie, la très grande vie : voyages, belle maison, belle voiture, piscine... Puis les fonds de pensions avaient décidé qu'il devait passer la main. Tout ce qui lui restait maintenant, c'était un veston griffé Hermès qui ne ressemblait plus à rien.

Tout cela, Benedetti l'avait appris en se renseignant auprès de ses camarades de tape. Il semblait avoir bonne presse auprès des autres gars : aimable, poli, bien élevé, discret... Selon eux, il traînait souvent près de l'ancien cinéma Eldorado, transformé en ateliers d'artistes.

C'est effectivement là que l'inspecteur le trouva, en pleine conversation animée avec trois jeunes chevelus, visiblement des « artistes ». Le sujet de la conversation portait sur la nécessité ou non d'une dimension esthétique dans une création conceptuelle. Tous le quatre étaient assis sur les marches de l'Eldorado, faisant passer un pétard.

_ Albert Fontaine ? demanda Benedetti, exhibant sa carte. Sur le coup, le pétard disparu aussitôt sous la semelle de l'un des chevelus, et il se levèrent d'un même mouvement, prétextant une toile à finir, une expo à aller voir, un book à préparer...
_ Ici, les gens m'appellent plus souvent Bill, mais oui, c'est moi. Que puis-je pour vous ?

(à suivre...)