dimanche 14 mai 2006

Le chant magnétique

Plus personne ne croit aux sirènes de nos jours... Il existe bien des représentantes du sexe féminin que l'on pourrait qualifier de "mi-femme, mi-thon", mais rien à voir avec les créatures de légende qui faisaient la terreur des marins, il n'y a encore pas si longtemps.

...Et pourtant.

J'ai entendu parler du témoignage d'un type qui aurait vu une véritable sirène, quelque part en Indonésie, il y a un an de cela. Il affirme qu'il a failli y laisser sa peau.

Théo et David étaient amis d'enfance. Et depuis la fin de cette tendre époque, ils avaient pris l'habitude de se retrouver chaque année pour un voyage un peu exceptionnel, "entre potes", histoire de retrouver le goût de l'aventure et des cabanes dans les bois qui avaient jalonnés leurs jeunes années. L'organisation du voyage était prise en charge une année sur deux par l'un des deux compères, et restait une surprise pour le second. Chaque année, c'était un peu l'escalade pour tenter d'étonner l'autre et de trouver les activités ou les destinations les plus farfelues.

Cela avait commencé il y a quinze ans de cela : Théo le premier avait proposé, au terme de leur première année d'études, qu'ils suivaient dans des universités différentes, de se retrouver le temps d'un week-end à la campagne. Faute de moyens et aussi parce que l'idée leur plaisait bien, ils optèrent pour le camping sauvage. L'année d'après, David emmena Théo dans un voyage en stop jusqu'à Marseille. Suivirent un séjour dans une maison soit-disant "hantée", une semaine dans un ancien bagne, un mois dans un kiboutz, un safari, un stage à Cap Canaveral, un trip en Islande, etc.

Cette fois, c'était au tour de David. L'an passé, Théo avait tapé fort avec son séjour d'une semaine perchés dans les cîmes des arbres de la forêt amazonienne, en compagnie d'une tribu aborigène qui ne posait jamais un pied au sol. David avait dû se creuser la cervelle pour trouver quelque chose d'au moins aussi impressionnant. Mais il avait réussi. L'idée n'était pas tout à fait de lui : il avait vu une publicité pour un séjour organisé sur une île déserte. "Robinson Life" que ça s'appelait. Mais il avait voulu pousser le réalisme un peu plus loin : à quoi ça sert d'être un robinson "encadré" ? Le croustillant de l'histoire n'est-il pas justement l'angoisse de ne pas savoir ce que nous réserve le lendemain ? Il a donc organisé lui-même son voyage. L'Indonésie, avec ses 13.000 îles dont la plupart son inhabitées, lui semblait une destination idyllique. Il prépara consciencieusement leur naufrage : après avoir réservé deux nuits dans une boutique-hôtel à Lombok, il avait déniché un petit bateau à voile, presque une barque, qui ne payait pas de mine. Ils avaient embarqué un matin à l'aube et avaient pris la direction du nord est pour descendre un peu plus vers les petites îles. Puisque c'était supposé n'être qu'une expédition d'un jour, Théo et lui n'avaient emporté que quelques vivres, de l'eau pour la journée, leur matériel de snorkling et un T-shirt de rechange. Le bateau avait été loué avec son matériel de pêche : canne à pêche rudimentaire, harpon rouillé, un filet dont on aurait dit qu'il était plutôt fait pour attrapper les papillons et une petite hache, sans doute destinée à dépiauter les gros poissons... Il y avait aussi une paire de rames, au cas où le vent ferait défaut. David avait quand-même prévu une petite pharmacie en cas de pépin, et son couteau de plongée. Arrivés au large d'un chapelet d'îles plus minuscules les unes que les autres, il s'empara de la hache et commença à frapper la coque. Théo ouvrit grands les yeux de frayeur.

_ Mais qu'est-ce que tu fous ? T'es complètement fou?!?

L'eau commençait à s'infilter. David lui jeta un regard plein de malice en claironnant avec un grand sourire :

_ C'est ici que l'aventure commence !

Théo, connaissant son vieil ami, eut directement un éclair de compréhension. En moins de deux, il avait rassemblé ses affaires, enfilé son gilet de sauvetage et jeté un regard circulaire sur le bateau pour détecter tout objet qui pourrait leur être utile. L'eau leur arrivait maintenant au niveau de chevilles.

_ On pourrait au moins tenter de rejoindre cette île avec le bateau ? J'écope et tu rames... proposa Théo avec sang-froid. Si on n'y arrive pas, avec un peu de chance on sera au moins dans les eaux moins profondes et on pourra revenir chercher du matériel dans l'épave...

_ Si tu veux, répondit David, toujours le sourire aux lèvres. Et il commença à pagayer joyeusement, pendant que Théo s'évertuait tant bien que mal à évacuer l'eau à l'aide d'un seau.

Mais au bout de cinq minutes, le bateau était devenu trop lourd, il n'avançait presque plus. Ils durent abandonner la partie et rejoignirent la rive la plus proche à la nage. Théo avait eu un éclair de génie en suggérant de se rapprocher de l'île, car les fonds étaient effectivement peu profonds à cet endroit.

Arrivés sur la plage, Théo se retourna sur David et explosa :

_ T'es vraiment un grand malade ! Tu te rends compte que personne ne sait où nous sommes et que nous n'avons aucun moyen de contacter des secours ?
_ C'est justement ça, l'aventure ! Où serait l'intérêt si nous savions d'avance comment nous en sortir ? Là, on va pouvoir expérimenter la vraie survie, pas un erzatz de Robinson made in Club Med...
_ Bon ben moi, pour commencer, je vais retouner à l'épave pour récupérer ce qui est récupérable, avant que le courant n'ait tout emporté.
_ Excellente idée ! Pendant ce temps, je vais tracer un grand "HELP" sur la plage, comme dans le film avec Tom Hanks.

_ Cet imbécile est mort de rire, rumina Théo en se dirigeant vers les vagues.

A la nuit tombante, ils avaient fait le tour de l'île, déterminé l'endroit de la plage d'où ils avaient le plus de chances d'être aperçus par un beateau de passage, ramassé du bois à l'aide de la petite hache qui avait servi à percer la coque et construit un abris de fortune avec la voile que Théo avait eu beaucoup de mal à ramener de l'épave. Ils s'apprêtaient à allumer un grand brasier pour qu'on puisse les repérer de loin.

_ T'as du feu ? demanda Théo.
_ Ben non, tu sais bien que je ne fume pas.
_ Mais sachant ce que t'allais faire, t'aurais pu au moins prévoir le coup, non ?
_ Oué mais justement, c'est pas drôle si tout est prévu d'avance, je n'ai emmené que le matériel que j'aurais pris pour une excursion normale d'une journée, pour faire plus "réaliste".
_ Je t'en foutrais du réaliste, moi. Non mais qu'est-ce qui t'es passé par la tête ? Comment on va faire, je te le demande ?
_ Te tracasse pas, je les ai vus faire à la télé. Tu prends trois bouts de bois, une ficelle et hop ! Le tour est joué.
_ Eh ben je te laisse faire alors, puisque c'est toi le spécialiste. Je voudrais bien voir ça...

Du coup, ils passèrent leur première nuit sans feu.

Le lendemain, David décida d'aller à la pêche pendant que Théo tenterait d'allumer un petit tas d'herbes séchées à l'aide de son masque de plongée. Le succès fut au rendez-vous. Dès qu'il vit la fumée, il déposa précautionneusement son tas d'herbes sur un tas de brindilles, sous un échaffaudage de petit bois, lui même sous une pyramide de bûches récoltées la veille. Le tout forma un magnifique brasier, qui se consummait très rapidement. Théo se rendit compte qu'il lui fallait très vite réapprovisonner le feu et qu'ils n'auraient pas assez de bois. Il entreprit donc de faire un sérieuse réserve.

Pendant ce temps, David profitait de la vue magnifique qu'offrait le récif : poissons clowns, poissons scorpions, anémones, étoiles de mers, tortues géantes,... toute cette faune sous-marine l'emplissait d'admiration et il ne parvenait pas à se résoudre à en tuer un. C'était trop beau. Au bout d'une heure, il revint sur la plage, où il trouva Théo en train de constituer une montagne artificielle en bois, juste à côté d'un feu qui crépitait doucement.

_ T'es décidément un génie, comment tu as fait ?
_ Comme il fallait. Et toi, tu n'as rien trouvé ?
_ Ben si, ça grouille de vie là-dedans, si tu voyais comme c'est magnifique... Mais je n'ai pas eu le courage de foutre tout ça en l'air avec mon harpon. Tout est si paisible là-dessous...
_ Mais putain ! J'ai vraiment l'impression que tu ne réalises pas une seconde dans quelle merde tu nous a fourrés. Personne ne sait où nous sommes, des îles comme celles-ci, il en existe des milliers dans le coin. Chez nous, ils n'attendent pas notre retour avant quinze jours et c'est pas à l'hôtel qu'ils vont se tracasser de notre absence. C'est bien simple, si on ne bouffe pas, on crève, connard !

Théo était vert de rage. Tout ce que cet abrutit avait fait depuis le début de cette aventure, c'était de percer la coque du navire dans lequel ils étaient tranquillement occupés à faire une jolie petite promenade exotique. Leur réserve d'eau potable était déjà presque épuisée. Leur casse-croûte de la veille, bien qu'emballé dans un sac en plastique, avait pris l'eau. Bref, ils n'avaient rien mangés depuis 24 heures et n'auraient bientôt plus rien à boire et dieu sait pour combien de temps ils allaient restés coincés ici. Il fallait agir.

Il se souvint vaguement d'un truc qu'il avait appris chez les scouts pour transformer de l'eau salée en eau potable : il lui fallait un seau, un récipient plus petit qui entre dedans, et qu'il stabiliserait à l'aide d'une pierre, un sac en plastique et un petit caillou. Il posa la bouteille dont il avait coupé le goulot dans le fond du seau métallique qu'il avait récupéré de l'épave, rempli le seau d'eau de mer tout autour de la bouteille (c'est là que la pierre est importante, pour éviter que la bouteille ne se renverse), recouvrit le tout à l'aide du sac en plastique qui avait autrefois contenu leur pique-nique, le maintint avec des noeuds et posa un petit caillou en son centre, afin de provoquer une pente en son millieu, qui pointe vers la bouteille. L'eau de mer, en s'évaporant, devrait laisser son sel dans le fond du seau et former des goutelettes sur le plastique, qui retomberaient ensuite dans la bouteille, déchargées de leur sel. Pourvu que ça marche...

A la fin de l'après-midi, il avait obtenu un peu d'eau non salée, chaude et pas très bonne, mais c'était mieux que rien. Ce qu'il n'avait pas pensé, c'est qu'il valait mieux faire bouillir ce genre d'eau avant de la consommer. Il furent tous les deux pris de coliques abominables pendant la nuit. Le lendemain, il réitéra l'expérience, mais cette fois, veilla à faire bouillir l'eau.

Ils en étaient à leur quatrième jour. Leur feu tenait bon et ils allaient régulièrement chercher du bois pour l'alimenter. Aujourd'hui, un crabe était littéralement venu se proposer au menu. Ils n'en avaient fait qu'une bouchée. Ils n'avaient plus échangé beaucoup de paroles depuis l'échec de la pêche, la veille. Théo avait repris le flambeau et avait lui-même été pêcher quelques coquillages.

Cette nuit-là, David se réveilla en sursaut. Il lui avait vaguement semblé entendre quelque chose. Théo s'était réveillé lui aussi, et semblait tout aussi hébété. Ce n'était donc pas un rêve.

_ Toi aussi, tu as entendu ?
_ Je sais pas, j'ai entendu un truc, je croyais que c'était dans mon sommeil. On aurait dit une sorte de mélodie. C'est peut-être des baleines ou des dauphins...
_ Chut, écoute !

Tous deux tendaient l'oreille pour essayer d'entendre ce son étrange à nouveau, mais ils n'entendirent plus rien. Ils se rendormirent.

Un peu plus tard, la même nuit, la mélodie se fit entendre à nouveau, un peu plus précise et plus lancinante. Cette fois, aucun des deux ne put refermer l'oeil de la nuit. Ils se prirent à attendre la prochaine apparition de cette voix mystérieuse. Car il s'agissait bien d'une voix, ils en étaient sûrs maintenant. Ils n'avaient plus échangé un mot depuis des heures. Le chant devenait à chaque fois plus puissant. Il se répétait à intervalle régulier, disons toutes les demi-heures environ.

Bientôt ils se retrouvèrent debout sans même réaliser qu'ils s'étaient levés. Ils se dirigeaient tous deux à présent vers ce qui leur semblait être l'origine du son : l'écume qui froufroutait un peu plus loin, là où la faible lumière qui émanait encore des braises rougies cédait le pas aux ténèbres.

Ils n'étaient plus vraiment conscients de ce qu'ils faisaient. Le reflet de la lune dans les replis de la mer dessinaient dans leurs esprits embrumés des formes psychédéliques où ils devinaient des scènes érotiques : ici deux femmes enlacées dans un corps à corps sensuel, là un couple partageant des caresses d'amour, ... Déjà l'eau tiède léchait leurs pieds dans leur va et vient languissant.

C'est alors qu'un oursin leur sauva la vie. Les aiguilles venimeuses s'enfoncèrent profondément dans la plante du pied gauche de Théo. La douleur fulgurante le ramena immédiatement à la réalité, et ce qu'il vit le glaça d'effroi. Une chose indescriptible, une horreur sans nom, se dirigeait droit sur eux... Enfin, sur David en premier, qui l'avait devancé un peu. La chose ne semblait être qu'une bouche immense, pleine de dents dont on voyait pendouiller les reliefs de ce qui devait être un précédent repas : des bouts de chair putréfiés dont il préféra ne pas essayer de deviner s'ils étaient humain ou non. Cette chose nous attendait patiemment, l'étrange mélodie continuant à s'échapper du gouffre qui lui servait d'orifice buccal, persuadée qu'elle était de son pouvoir hypnotique.

_ David, casse-toi de là ! hurla Théo à plein poumons.

David tourna vers lui un regard surpris. La bête, ayant compris que ses proies étaient en passe de lui échapper, fonça droit sur celle qui était la plus proche. Dans un sursaut de lucidité, Théo, malgré la douleur qui pulsait déjà dans sa jambe et remontait vers sa hanche, se jeta en avant pour attraper le bras de David et tira en arrière de toutes ses forces. Tous deux trébuchèrent et tenèrent de rejoindre la sécurité de la plage à quatre pattes. Ils sentirent un souffle glacé leur envelopper les chevilles, mais ne pouvaient se retourner pour regarder ce qui s'apprêtait à les dévorer vifs.

Alors qu'ils s'attendaient à ressentir des lames affûtées lacérer leurs jambes, la mélodie s'arrêta net. Ils avaient rejoint la sécurité du halo lumineux. Leur coeur battait à tout rompre. Quand David se rendit compte que la dernière flamme vacillait, il eut la présence d'esprit de relancer le feu en y ajoutant une bûche et un peu de petit bois. La lumière vive semblait chargée de magie. Ils se sentaient en sécurité, comme sous un bouclier thermique, invisible mais impénétrable.

Le soleil finit par se lever sur cette nuit d'horreur. Le pied de Théo était enflé, la fièvre s'était emparée de lui. Il délirait maintenant. David, qui n'osait plus s'approcher de l'eau, même si à la lumière du jour elle semblait paisible et inoffensive, épuisa toutes les réserves d'eau potable pour soulager le mal qui le rongeait.

Soudain, une créature sortit de l'eau. David poussa un cri d'horreur.

_ Du calme, qu'est-ce qui vous prend de hurler comme ça ?

La fille portait un bikini turquoise, son masque de plongée relevé sur son front et des palmes aux pieds, elle avait l'air interloquée par l'image qui s'offrait à elle : un garçon allongé, fiévreux, et un autre garçon penché sur lui, occupé à lui éponger le front, à côté d'un feu mourant.

Absorbé qu'il était par les soins qu'il prodiguait sans relâche à son ami, David n'avait pas vu le yacht lâcher l'encre à quelques encablures de leur petite île. La fille dû ramener le canot de sauvetage pour les faire monter à bord : ils ne supportaient pas l'idée de mettre un pied dans l'eau. Théo délirait. Il n'était pas capable de pronconcer une phrase censée. Ses élucubrations se transformaient parfois en hululements sordides, parfois en sanglots déchirants.

C'est sur le chemin les menant à l'hôpital que David m'a raconté leur histoire...