dimanche 13 mai 2007

Un ennemi de poids (10)

Il avait finit par prendre une décision. Il ne pouvait la maintenir ainsi dans un semi-coma artificiel indéfiniment. Il ne maîtrisait pas très bien les anesthésiants qu'il lui avait déjà injectés par trois fois et craignait de faire des dégâts irréversibles s'il en abusait. D'ordinaire, il descendait ses victimes dans ce qu'il appelait le « bunker », les attachait sur la chaise et se délectait de la peur qui déformait leurs traits boursoufflés, puis se mettait au travail pour les rendre à une vie meilleure, ignorant leurs suppliques.
Mais là, la situation était différente. Elle était grosse, oui. Mais, même s'il avait eu du mal à se l'avouer, elle était belle. Durant le bref échange qu'ils avaient eu avant qu'elle ne monte dans sa voiture, il l'avait aussi trouvée spirituelle, drôle, charmante, et distinguée. Vu les échecs de ses deux premiers essais, sans compter le troisième à qui il avait laissé une chance de se racheter, il ne pouvait se permettre de prendre le risque d'utiliser les mêmes méthodes. Il faudrait qu'il réfléchisse encore, mais ici, il se sentait coincé : pris par le temps, le risque qu' « elle » ne la surprenne s'il la gardait trop longtemps, et l'impossibilité de se résoudre à l'enfermer dans le bunker. La seule solution, c'était le bateau. Il chargea la voiture, préférant l'espace et la discrétion de la Cayenne au tape-à-l'oeil de la Cadillac, et y installa sa belle à l'arrière, en foetus comme si elle s'était assoupie pendant un long trajet.
Alors qu'il faisait son dernier trajet de chargement, une voix stridente l'appela du haut de l'escalier.
_ Danieeeeel ? Daaaanieeeel ! Monte ici tout de suite.
_ Et merde ! Il ne manquait plus qu'elle... maugréa-t-il avant de lui répondre. Oui, j'arrive tout de suite, Mè... euh Madeleine.
Il grimpa les escaliers quatre à quatre et poussa la porte de la chambre du fond. La pénombre qui y régnait le déstabilisa un instant. Il tendit la main vers la gauche, tâtonna un insant les objets disposés sur la commode à l'entrée de la chambre et trouva ce qu'il cherchait, il enfila ses lunettes à vision nocturne.
_ Ah ! Te voilà enfin, fils indigne. Voilà des heures que je t'appelle. Ma poche déborde. Tu laisses ta pauvre mère mariner dans ses propres déjections, c'est ignoble. Moi qui ai tout donné pour toi, voilà comment tu me le rends !
_ Désolé, Mère. Je vais nettoyer tout ça immédiatement.
_ Madeleine ! Je m'appelle Madeleine ! Combien de fois vais-je devoir te le répéter ! Les gens ne doivent pas savoir mon âge, que vont-ils penser s'ils savent que j'ai un fils déjà grisonnant comme toi ?
Il ôta ses lunettes à vision nocturne pour se rendre à la salle de bain où l'attendaient un seau et une éponge. Pendant que l'eau chaude coulait, une larme coula le long de sa joue.
Lorsqu'il eût terminé sa besogne, il posa un baiser sur son front. Elle s'était déjà rendormie. Avant de quitter la maison, il prit le soin de laisser un mot à l'infirmier qui devait passer chaque jour vers 17h pour l'informer de son absence et lui laisser une enveloppe.
_ En route, ma belle ! s'exclama-t-il avec entrain au moment de claquer la porte du SUV.

*

_ Oui, je me souviens de cette décapotable rouge. Une jolie petite voiture. Le gars qui la conduisait était un homme de goût, d'ailleurs.
_ Parce qu'il roulait en décapotable rouge ?
_ Oui, mais pas n'importe quelle voiture, c'était un ancêtre. Une belle américaine, datant de l'époque où les amériacaines avaient encore de la gueule. Puis surtout, il y avait cette fille...
_ Une fille ? Quelle fille ? Vous n'avez pas mentionné ça dans votre déposition hier...
_ Ben parce que personne n'en avait rien à foutre de ce que je pouvais raconter, et personne m'a posé de questions à ce sujet. J'ai juste dit que j'avais vu une décapotable, à quelques blocs d'où ils avaient retrouvé le gars avec ses tripes fumantes dans les mains. Vos collègues semblaient penser que c'était pas le genre de bagnoles dans lesquelles on se promène quand on veut déposer discrètement une victime agonisante, surtout de ce gabarit-là.
_ Et la fille ? A quoi ressemblait-elle ? Elle était dans la voiture avec lui ?
_ Au départ, non. Elle marchait tranquillement dans la rue, puis son talon s'est cassé, il est arrivé à sa hauteur, ils ont discuté un peu. J'ai bien cru qu'elle allait repartir de son côté, puis finalement, elle est quand-même montée avec lui.
_ A quoi ressemblait-elle, bon sang ?
_ Un joli brin de fille, cheveux bruns mi-longs, robe rouge. C'est aussi pour ça que je trouvais que ce gars-là avait du goût... Non seulement sa voiture était jolie, mais la fille qu'il emballait se débrouillait pas mal non plus dans le genre, et en plus sa robe était parfaitement assortie à celle de la bagnole...
L'inspecteur était devenu blanc comme un linge, puis d'un coup son visage passa au rouge et il empoigna le clodo par l'encolure et planta son regard droit dans les yeux injectés.
_ Si tu croyais que ce gars était celui qui avait déposé le gros lard, pourquoi n'as-tu pas mentionné ça aux flics ? Cette femme est peut-être en train de se faire découper en ce moment même par ta faute, et si c'est le cas, je te promets que je te réserve le même sort !
_ Du calme, du calme... dit-il posément avant d'écarter doucement la main qui enserrait son col. Quand j'ai commencé à raconter ça, les flics se sont désintéressés de mon histoire, pensant que je leur faisait perdre leur temps.
_ Par où sont-ils partis ?
_ Au bout de la rue, ils ont tourné à gauche, en direction de la plage.
_ Mais qu'est-ce qu'il lui a prit, bon sang ?
_ Pardon ?
_ C'est pas à vous que je parle, je réfléchis tout haut. Bon, vous, vous m'accompangez au comissariat, vous allez identifier la voiture d'après photo.
_ Ok, pas de problème... Dites, vous pensez qu'il y aurait moyen de me trouver quelque chose à manger, au commissariat ? J'ai rien avalé depuis deux jours.
_ Si vous faites bien votre boulot, on vous trouvera ça.
Sur le chemin vers le commissariat, aucun des deux ne remarqua la Porsche Cayenne gris métallisé qui les croisa en direction du port.

*

Benedetti fit voler les portes battantes du commissariat comme un cow-boy pressé entrant dans un saloon. Le type qui le suivait failli se les prendre dans la figure. L'inspecteur se dirigea vers le bureau de Rousseau, traînant derrière lui un clochard en costume Hermès.
_ Où en êtes-vous avec les bagnoles ?
_ Il en reste une dizaine de six modèles différents, répondit Williams. Qui est-ce ? demanda-t-il en pointant du menton le nouveau venu.
_ Un témoin qui a vu Vera grimper dans cette putain de bagnole et que ces crétins n'ont pas crus utile d'écouter attentivement. Vous avez des photos des différents modèles suspects ?
Rousseau fit pivoter l'écran de son ordinateur sur lequel figurait six photos de décapotables rouges, les unes à côté des autres.
_ Bill, jetez un oeil là-dessus. Est-ce que c'est une de ces voitures-là ?
Bill se pencha sur le moniteur et ne put s'empêcher de sourire lorsqu'il vit dans la barre d'outil l'icône du programme de recherche et d'échange d'informations sécurisées dont il avait développé la première version dix ans avant de se faire lincencier par son conseil d'administration, présidé par son propre fils.
_ Quoi ? Qu'est-ce qui vous fait rire ? Vous reconnaissez cette bagnole oui ou non ?
_ Non, désolé. Ce n'est aucun de ces modèles.
_ Et merde ! Vous en êtes sûr ? Regardez-les bien encore une fois.
_ J'en suis absolument certain. Vraiment désolé.
_ Fallait s'y attendre, intervint Williams. Nous n'avons sélectionné que les voitures immatriculées dans la région. Mais avec le nombre de touristes étrangers qui vivent ici... On ne peut tout de même pas demander une sélection de toutes les décapotables rouges d'Europe ?
_ Vous permettez ? l'interrompit Albert Fontaine, ex-fondateur de Microcorp Softwares, en se dirigeant vers le poste de travail de Rousseau.
Les trois autres le regardèrent d'un air incrédule. Rousseau eut un mouvement pour l'empêcher de s'approcher de son ordinateur, mais Benedetti le posa sa main sur son bras pour le retenir. Albert « Bill » Fontaine laissa courrir ses doigts sur le clavier pendant deux bonnes minutes. Puis il retourna l'écran vers les trois policiers. Il contenait une liste de trois adresses.
_ Voilà les trois garages qui vendent des pièces détachées de voitures américaines dans un rayon de 50 kilomètres. Le premier de la liste a fait un entretien de routine d'une Cadillac rouge immatriculée 170 NAG 75 il y a deux mois. Le client a payé en cash, mais sans doute qu'en allant rendre visite au garagiste, vous pourrez en apprendre plus sur ce type.
_ ...
Il appuya sur le bouton d'impression puis retourna l'écran pour faire une nouvelle recherche. Le temps que Williams aille chercher la feuille qui sortait de l'imprimante, l'écran se retourna à nouveau avec un profil. Il s'agissait de Madeleine Dusart, née en 1939 à Quimper, profession connue : actrice, domicilée dans le XXème arrondissement de Paris, et disposant d'une résidence secondaire ici, à Cannes.
_ Ou alors, vous pouvez directement aller interroger la propriétaire de la voiture...
_ Vous êtes flic, c'est ça ? interrogea Rousseau, incrédule.
_ Non, je suis l'heureux concepteur de votre programme de recherche. Autrefois, j'étais spécialisé dans les infrastructures réseaux complexes et c'est moi qui ai mis au point la première interface permettant aux multiples bases de données pouvant se révéler utiles pour les enquêtes criminelles de communiquer efficacement entre elles. Mais je sais que ceux qui vendent ce programme aujourd'hui se foutent bien de donner des formations, qu'ils estiment trop coûteuses et pas assez rentables. Peu de gens savent la mine d'or que cela représente si l'on sait s'en servir...
_ Bon, c'est pas tout ça, mais on a du pain sur la planche. Williams, tu vas interroger le garagiste. Chef, vous pouvez m'obtenir un mandat ? Je me mets déjà en route pour aller chez la Dusart. Dès que vous avez le mandat, envoyez-moi du renfort.
_ Holà, holà, doucement... Tu ne vas pas seul chez cette bonne femme. On attend le mandat. C'est encore moi qui décide, ici, je te rappelle. Williams, tu peux aller chez ce garagiste. J'appelle le procureur et on attend le mandat.
_ Euh... Je voudrais pas avoir l'air de m'inscruster, mais on n'avait pas parlé d'un sandwiche ? Intervint Bill.
_ Excellente idée ! Benedetti, si tu accompagnais notre ami à la cafét' ? Quand vous serez de retour, je suis sûr que j'aurai le mandat et on ira ensemble chez cette dame.

*
(à suivre...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Genial Scribouille !!! Julie