mardi 20 mars 2007

Un ennemi de poids (5)

Il était content de lui... Ne venait-il pas de faire montre d'une générosité remarquable ? Remontant tranquillement le boulevard, capote baissée, il jeta un oeil dans le rétroviseur pour croiser son propre regard et se lancer un clin d'oeil.
_ Tu sais que t'es pas mal, toi ?
C'est vrai, c'était un beau geste, ce qu'il venait de faire... La preuve qu'il n'était pas un horrible bourreau sanguinaire cherchant à torturer ses victimes, mais bien quelqu'un de censé, qui s'était fixé pour mission d'embellir le monde.
Si ce gros plein de soupe parvient à maigrir sans son aide, alors tant mieux ! Le principal, c'est qu'il maigrisse et cesse de constituer une agression visuelle pour les gens normaux qui l'entourent.
De la pitié ? Non, bien sûr que non, ce n'était pas de la pitié... La pitié est un sentiment pour les faibles. Non, c'était purement et simplement de la bonté d'âme. C'est ça, de la bonté d'âme... Car rien ne sert d'être beau à l'extérieur si l'on n'est pas beau à l'intérieur. Maintenant qu'il avait atteint une quasi-perfection physique, il allait commencer à travailler sa beauté intérieure.

Il en était à peu près à ce stade de réflexion lorsque ses pensées furent interrompue par la vue d'une silhouette qui s'écroula sur le trottoir. Il arrêta brusquement la voiture.
_ Ca va, mademoiselle ? Vous vous êtes fait mal ?

C'était une femme habillée d'une robe rouge trop dénudée pour ses bras potelés. On pouvait déceler qu'elle serait jolie sans son double-menton naissant et ses kilos superflus.
_ Ca va aller, je vous remercie, répondit-elle en se relevant. Ne vous inquiétez pas pour moi, j'ai juste trébuché sur ces stupides pavés et... oh non ! Pas mon talon, merde ! Oups, excusez-moi, je ne devrais pas jurer comme ça.

Elle avait une voix agréable.
_ Ce n'est rien, je vous comprends. Et vous alliez loin comme ça ? Je peux vous déposer quelque part, peut-être ?
_ Oh non, vous êtes gentil, j'habite à deux pas d'ici. Je voulais juste profiter un peu de l'air frais de la soirée... Mon mari m'attend à la maison.
_ Votre mari ? Suis-je bête, j'aurais dû remarquer l'alliance... Excusez-moi de vous avoir appelé Mademoiselle, tout à l'heure. Toutefois, si je puis me permettre, comment cela se fait-il que votre mari ne soit pas avec vous pour profiter de l'air de cette soirée ?
_ Il ne... Il n'en avait pas envie. Maintenant, si vous permettez, je vais me remettre en route, il va finir par s'inquiéter.
_ Bien sûr, mais m'autoriseriez-vous à insister une dernière fois ? C'est que je m'en voudrais qu'il vous arrive quelque chose. Une jolie jeune femme comme vous, seule dans la rue à cette heure si tardive, et à pieds nus qui plus est ! Une mauvaise rencontre est si vite arrivée... Avouez que vous faites une proie ...facile.

Il avait failli dire tentante.

_ Vous êtes gentil, mais ma maman m'a interdit de monter dans la voiture d'un inconnu, dit-elle avec le sourire.

Elle avait un sourire charmant, malgré ses joues trop rebondies.
_ Vous avez tout à fait raison, je n'insiste pas plus. Mais permettez-moi de vous regarder tourner le coin afin de m'assurer qu'au moins il ne vous arrive rien jusque là.
Il lui décocha son plus beau sourire, histoire de marquer des points...

_ Si vous voulez... En tous cas, merci pour votre sollicitude et bonne fin de soirée. Au revoir.

Elle prit ses chaussures en main, c'étaient des sandales aux talons vertigineux fermées par une fine lanière à la cheville, et s'éloigna en lui faisant un signe de la main. Cette fille au moins savait user des bons artifices pour amincir ses mollets trop volumineux.

_ Bon, maintenant on va voir si mon charme agit toujours. Si elle passe le coin, je laisse tomber...

Tout en s'éloignant du cabriolet, Vera éprouvait une drôle de sensation. Ce gars-là était clairement en train de la draguer... Ca lui faisait une impression bizarre dans le ventre. Un peu comme au moment de passer à la caisse, quand elle piquait dans les magasins à l'adolescence. Elle ne pouvait pas éprouver ce genre de sensations, non, ce n'était pas normal. Elle fêtait son deuxième anniversaire de mariage, ce soir, bon sang ! Seule, d'accord, mais ce n'était pas de la faute de Guillaume.

Encore quelques pas et elle atteindrait le coin de la rue. Elle se surprit à imaginer d'accepter l'invitation du bel inconnu. Ce n'est jamais que pour la raccompagner jusque chez elle, à trois blocs d'ici. Un flash lui traversa l'esprit : elle se voyait en train de faire l'amour avec lui à l'arrière de la cabrio, face à la mer sur les hauteurs des collines avoisinantes. Elle secoua la tête en se traitant d'idiote et de femme indigne et accéléra le pas.

Au moment où elle allait passer le coin, il changea d'avis et se dit qu'il ne pouvait pas la laisser partir. Il redémarra son moteur au moment précis où elle se retourna dans sa direction. Elle était à cinquante mètres de lui, mais il devinait l'expression que portait son visage : hésitante et tentée, honteuse et timide... Bingo ! Son charme ne l'avait finalement pas laissé tomber. Décidément, il ne regrettait pas ses interminables entraînements face à la caméra.

_ Quelle imbécile ! Qu'est-ce que tu es en train de faire ? se demanda-t-elle, tortillant nerveusement une mèche de ses cheveux en voyant la voiture s'approcher. Oh, et puis zut ! Je me fais juste raccompagner jusque chez moi par un galant homme dans une jolie voiture : il n'y a pas de mal à se faire du bien, tout de même !

*

(à suivre...)

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