vendredi 31 mars 2006

L'odeur des livres

Des innombrables pièces de cet immense édifice, c'est la bibliothèque qui fascine le plus Ernie. Celui que les habitués surnomment avec tendresse "Ernie le gentil" en raison de son léger handicap pourrait passer des heures à la tombée de la nuit, lorsque seuls les stagiaires et quelques avocats consciencieux font encore du zèle, à traîner entre les rangées de livres.

Attaché à l'entretien du Palais de Justice depuis 22 ans, Ernie en connaît le moindre recoin par coeur. Il pourrait nettoyer les marches du grand escalier les yeux bandés; il pourrait reconnaître les portes de chacune des différentes chambres du tribunal sur un enregistrement sonore rien qu'au grincement que produisent leurs charnières respectives; il pourrait vous dire sans réfléchir le nombre de carrelages que contient la salle des pas perdus;...

Un soir, un stagiaire préparait sa toute première plaidoirie qui devait avoir lieu le lendemain matin. Il était déjà passé 22h. Malgré l'interdiction de manger dans la bibliothèque, les reliefs d'un sandwiche entammé côtoyaient les piles de livres derrière lesquelles l'avocat en herbe planchait depuis des heures. Encore plein de conviction, le jeune pro deo craignait que son client ait à souffrir de son manque d'expérience. Ce dernier risquait une peine de trois ans de prison pour avoir envoyé un type à l'hôpital. Mais selon ses dires, le type en question avait bien mérité son sort : il avait tenté de violer la soeur du prévenu. Histoire classique : sortie en boîte de nuit, le grand-frère surveille sa soeur du coin de l'oeil. Quand il la voit disparaître au fond de la salle, il part à sa recherche. Il la retrouve dans la cour arrière, occupée à se débattre, allongée par terre sous le poids d'un grand gaillard qui lui baillonnait la bouche d'une main et fouillait dans sa culotte de l'autre. Son sang n'a fait qu'un tour. Il a ramassé une barre de fer qui se trouvait là, parmi l'amoncellement d'ordures que des propriétaires peu regardants avaient déposés au fil des ans, et s'était jeté sur l'agresseur avec une rage incontrôlée. Résultat des courses, quand les sorteurs alertés par les cris de la soeur affolée sont parvenus à le maîtriser, le violeur gisait inconscient sur le sol ensanglanté, machoire fracturée, arcade explosée, fracture ouverte du radius, de la clavicule, plusieurs côtes cassées,...

Ce client avait des circonstances atténuantes, clairement. Mais à l'heure actuelle, le jeune avocat ne se sentait pas tout à fait à l'aise et aurait aimé trouver l'une ou l'autre jurisprudence pour étayer son discours. Il veut obtenir l'acquittement. Cela faisait des heures qu'il séchait sur le sujet, fouillant dans les archives, parcourant de long en large les rayons kilométriques. Alors qu'il était plongé dans un gros volume de droit pénal, un bruit sourd à côté de lui l'a fait sursauter. Ernie venait de déposer sur sa table trois ouvrages qu'il n'avait pas encore repérés lors de ses recherches. A plusieurs endroits, des pages étaient cornées. Dans un large sourire, Ernie lui dit : "Vot' juge y s'ra sensible à ça, pour sûr !" Puis il lui tourna le dos et s'en alla.

Le lendemain, en sortant du tribunal, le pro deo était confiant. Il avait senti qu'il avait marqué des points au moment où il avait sorti son atout. La jurisprudence d'Ernie, appuyée d'une bonne documentation, avait fait mouche.

Alors qu'il patientait aux côtés de son client, attendant le verdict du juge, il eut une pensée pleine d'affection pour Ernie le gentil. Comment diable ce simple technicien de surface avait-il pu savoir ?

Quand ils furent rappelés à l'intérieur, il ne vit pas qu'Ernie s'était glissé dans le fond de la salle. Il ne vit pas non plus son visage se fendre encore plus largement que d'habitude en entendant le verdict du juge.

"Acquitté !"

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