samedi 29 avril 2006

Sacrée Yvette !

Yvette est une adorable "petite vieille" comme on dit. De beaux cheveux blancs, qu'elle ramène en un chignon discret et élégant, encadrent son visage illuminé en permanence d'un large sourire. Les pattes d'oie au coin de ses yeux donnent à son regard pétillant une touche de douceur supplémentaire. Très digne dans ses jolis tailleurs en tweed, elle a de l'allure et porte ses quatre-vingt deux ans avec une classe incomparable. Toujours un mot gentil pour ceux qu'elle rencontre, ceux qui la côtoyent la considèrent comme un exemple de bonté.
Une fois par semaine elle passe aider le père Georgin à mettre un peu d'ordre dans son église : changer les cierges, vider le tronc, remettre les carnets de chants en ordre,...
Veuve d'un riche entrepreneur, elle a hérité d'une fortune confortable. Elle partage désormais son temps entre son club de bridge, l'église, ses arrières petits-enfants et le shopping.

Mais Yvette a un vice...

Elle adore voler, chipper, piquer des trucs dans les magasins. Cela lui procure un sentiment d'excitation qui la met en joie. Même si elle ne manque de rien, Yvette ne peut résister à empocher ici un chocolat, là une pince à épiler,... Ce dont elle rafole par dessus tout, c'est parvenir à voler au nez et à la barbe des caissières, dans les présentoirs à bonbons. Ou mieux : des cigarettes ! Elle ne fume pas, mais ils font tant d'efforts pour éviter qu'on ne les vole, avec leur présentoirs qui s'ouvrent sur demande... Alors souvent, elle en profite pendant qu'une personne devant elle se sert pour en prendre un ou deux paquets, qu'elle refile à la sortie à un vagabond qui fait la manche.

Cette manie l'a prise peu après le décès de son époux, Robert, il y a maintenant deux ans de cela. Au début, elle s'est bien interrogée sur les raisons qui la poussaient à faire cela, mais n'y trouva pas de réponse satisfaisante et laissa tomber la question. Jamais elle n'osa se confier directement au père Georgin, c'est pourquoi elle se confesse désormais deux fois par semaine : l'une chez le père Georgin, et l'autre dans une paroisse un peu plus éloignée, où elle ne connait personne.

Un jour qu'elle sortait de cette seconde confession, tête baissée et au petit pas de course, comme à son habitude, elle entra en collision avec un homme qui se déplaçait à l'aide d'une canne et le renversa.

_ Mon Dieu ! Je suis vraiment navrée, lui dit-elle tout en l'aidant à se relever. Je ne vous avais pas vu, j'étais...
_ Pressée, d'après ce que j'ai pu voir, lui répondit-il sur le ton de l'humour. Ce n'est rien, ne vous en faites pas. Ce vieux corps rabougris en a vu bien d'autres et qui plus est, puisque cet incident me permet de faire la rencontre d'une jolie dame, qu'il soit béni !

Yvette senti ses joues rosir sous la surprise du compliment. Pour ne pas laisser filtrer son trouble, elle enchaîna l'air de rien.

_ Vous êtes sûr que ça va ? Oh regardez-moi ça... votre manche s'est un peu décousue à l'épaule. Si vous permettez, je vais vous réparer ça sur le champ. J'ai toujours du fil et une aiguille sur moi.
_ Non, non, ce n'est pas la peine, je vous assure.
_ Ah mais si, j'insiste !
_ Bon, si vous insistez, je ne peux pas lutter. Mais ne restons pas ici, voulez-vous ? Pourquoi ne pas en profiter pour s'installer autour d'une bonne tasse de thé ? Je connais un salon à deux pas d'ici où ils servent d'excellentes tartes aux pommes.

Et c'est ainsi qu'Yvette fit la connaissance de son nouvel ami. Coïncidence ou non, il s'appelait Yvon. Veuf lui aussi, il avait été matelot dans la marine anglaise à l'âge de seize ans, pendant la seconde guerre mondiale. Il s'était engagé volontairement en Grande Bretagne car il était trop jeune que pour qu'on l'accepte au pays. Après la guerre, il avait travaillé dans l'usine de son père et lorsque le moment fut venu, il en devint le patron avec ses deux frères. Il eu une femme charmante qui lui donna trois beaux enfants avant de mourir d'une trombose à l'âge de 54 ans.

Yvon avait un don pour raconter les histoires. Elle l'écouta parler deux heures durant lors de cette première rencontre, alors que le reprisage de l'épaule décousue ne lui prit que quinze minutes. Ils convinrent de se revoir le dimanche suivant, à la même heure.

Yvette se surprit à décompter les jours, impatiente qu'elle était de l'écouter encore. Le dimanche après-midi devint leur jour officiel de rendez-vous. Vu de l'extérieur, le spectacle était adorable. La tenancière du salon de thé qui hébergait leurs amours naissantes adorait les voir arriver l'un après l'autre, dans leurs plus beaux atours, le rose aux joues et le regard impatient. Rosaline, car c'est ainsi qu'elle s'appelle, en tenait d'ailleurs un compte-rendu hebdomadaire à ses amies du club de lecture. Plusieurs d'entre elles l'avaient poussée à en écrire une histoire.

Puis un jour, Yvon ne fut pas au rendez-vous. Depuis deux ans que durait cette relation, ça n'était jamais arrivé. Après l'avoir attendu près d'une heure, en se trouvant toutes les excuses possibles (il a reçu une visite impromptue, il s'est plongé dans une lecture prenante qui lui a fait oublié l'heure, ...), Yvette dû admettre ce que son coeur savait déjà. Elle ne reverrait jamais plus Yvon. C'est alors que les larmes se mirent à couler. Elle se rendit compte que depuis leur rencontre, elle n'avait plus jamais ressenti le besoin de voler, car les papillons qui voltigeaient dans son ventre dans l'attente du dimanche étaient bien suffisants. Elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais songé à l'embrasser mais qu'aujourd'hui elle donnerait n'importe quoi pour être dans ses bras. Elle se rendit compte que bien qu'elle se soit interdit toute pensée impure, elle aurait voulu se donner à lui. Et les larmes coulaient, coulaient. Rosaline tenta bien de la consoler mais devant tant de tristesse elle était impuissante. Elle raccompagna Yvette chez elle, l'aida à se déshabiller et à se mettre au lit. Yvette pleurait toujours. Rosaline promit de passer le lendemain matin pour lui apporter le petit déjeuner. Ce qu'elle fit.

Mais personne ne répondit à ses coups de sonnette, et ce fut son tour de pleurer.

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