samedi 29 novembre 2008

Oscar et Fred - La rencontre

Et "Vlan !" fait la porte de l'arrière cuisine qui claque.
"Je vous déteste !" hurle un petit garçon à l'adresse de ses parents, courant sans se retourner vers le fond du jardin. Au coin de ses yeux perlent de larmes de colère. Il fait déjà nuit et l'air est si frais que des nuages de buée sortent de sa bouche, au rythme de sa respiration saccadée par l'effort. Les poings serrés, il termine sa course au pied d'un grand chêne. Quand il se retourne enfin, les lumières de la cuisine ne sont plus que deux petit rectangles jaune derrière lesquels s'agitent deux ombres chinoises. Ses parents. Tellement occupés à se disputer qu'ils n'ont probablement même pas remarqué son départ. Adossé au tronc imposant de l'arbre centenaire, le petit garçon se laisse glisser doucement jusqu'à s'asseoir à même le sol humide. Il croise les bras sur ses genoux et, sentant monter dans sa gorge des sanglots qu'il ne peut plus retenir, y plonge le visage pour laisser éclater sa frustration.

Du haut de son perchoir, le prédateur a suivi toute la scène. Cela fait des nuits qu'il observe cette maison et ses occupants, bien que cela aille à l'encontre de la première règle qui lui ait été enseignée : une fois la proie repérée, il faut saisir la première opportunité pour fondre sur elle, puis changer de secteur après avoir camouflé le corps, afin de ne pas attirer l'attention.
Quand il avait choisit cette position comme observatoire, il avait d'abord pensé s'introduire la nuit par la porte de la cuisine, et s'occuper silencieusement de toute la famille. Mais l'histoire de ce petit garçon résonnait famillièrement en lui et réveillait des souvenirs qu'il pensait perdus à jamais... Tous les soirs, quand son père rentrait, il était de mauvaise humeur et critiquait tout, tout le monde, tout le temps. Ce qui avait le don d'énerver sa mère, qui haussait alors le ton. Une fois sur deux, ça finissait en pugilat : après les insultes, les assiettes volaient par dessus la table, quand ils n'en venaient pas tout simplement aux mains. Et Fred, dans tout ça, il était invisible.

Cette athmosphère lourde et ces cris incessant ravivait des images de son lointain passé... Bien sûr, le décor et les mots n'étaient pas les mêmes, mais il lui semblait que lui aussi avait suivi ce sentier pour s'effondrer au pied d'un arbre, fuyant désespérément le chaos domestique. Ce n'était pas le même sentier, ni la même époque. Mais l'air lui semblait empreint de cette même odeur de mousse et de trèfle. Tout était si flou. C'était la première fois, depuis qu'il était ce qu'il était, qu'il se sentait si proche d'avoir de vrais souvenirs. Et il avait même parfois l'impression que cela provoquait en lui des... sentiments. Il n'en avait éprouvé depuis si longtemps, qu'il ne pouvait en être sûr. Une chose était certaine. Il trouvait en ce petit garçon une sorte d'écho qui lui permettrait peut-être de se replonger dans ses origines et les moments de bonheur passés. Il s'était donc mis à l'observer, avide de ces brefs éclats de mémoire qui faisaient surface de temps à autres.

Mais jamais jusqu'à aujourd'hui il ne s'était trouvé si proche de lui. Son instinct de chasseur le prenait aux entrailles. D'ou il était, il percevait très clairement les battements de son coeur, la douce chaleur qui montait de sa nuque offerte, l'appel irrésistible de la carotide palpitante... Il avait déjà plus ou moins pris la décision il y a plusieurs jours d'épargner cet enfant, en reconnaissance des soubresauts de vie qu'il avait involontairement provoqué en lui. Mais à cette distance, il n'était plus si sûr de parvenir à contenir ce monstre intérieur qui le mettait au supplice.
C'est à ce moment que la branche sur laquelle il se tenait se rompit dans "Crac!" tonitruant. Et bien que ses réflexes surhumains lui permettent de retomber au sol avec élégance et légèreté, il n'en était pas de même de ceux du gamin sur qui la branche est tombée. Il git au sol, inanimé.
Envoyant valser la lourde branche au loin, il s'agenouille au côté de l'enfant, prenant doucement sa tête dans ses mains et oubliant la soif qui l'étreignait encore une seconde auparavant.
Pendant un instant qui lui sembla durer des heures, il attendit de voir s'il respirait encore. Et lorsque le petit garçon prit enfin une inspiration, c'était comme si une pierre tombale s'envolait de son coeur. Il était temps de s'éclipser, avant qu'il ne rouvre les yeux.

Trop tard... Deux yeux bleus écarquillés le fixaient avec étonnement.

- Qui... Qui es-tu ? Que s'est-il passé ?

Deuxième règle : ne jamais laisser de témoin...

- Tu es tout pâle... Tu vas bien ? Tu es tout seul ?

Il s'était laissé voir. Il ne pouvait pas permettre ça. Mais il ne pouvait pas non plus se résoudre à l'éliminer. C'était la première fois qu'on lui adressait la parole depuis... il ne saurait s'en souvenir. Il avait du mal à réaliser qu'un humain lui parle sans crainte. Au début, il y en avait quelques uns qui s'étaient essayés à le supplier, mais il ne pouvait supporter cela, alors il a décidé de les tuer par surprise. Mais cet enfant ne voyait en lui qu'un autre enfant. Pâle, certes, mais un enfant...

- Tu as les mains glacées. Tu vas attraper la mort.

Si tu savais...

- Tu ne sais pas parler ? Tu es muet ?

Hochement de tête. Il était comme paralysé. Incapable d'articuler un mot ou de prendre une décision. Il ne pouvait quitter le jeune garçon des yeux.

- Je m'appelle Fred, et toi ?

- ... Oscar, mon nom est Oscar.

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