dimanche 31 décembre 2006

Un ennemi de poids

Septembre gardait quelques beaux restes d'un mois d'août caniculaire. Les températures insoutenables du mois dernier avaient revu leurs prétentions à la baisse et un léger vent d'ouest venait raffraîchir l'air pourtant encore emprunt de lourdeur.

Sur la plage, quelques estivants tardifs gisaient sur leurs draps de bain colorés, suintants d'huiles odorantes, telles des offrandes au Dieu Soleil. Les ballons bondissants suivis de ribambelles d'enfants et d'un nuage de sable digne d'un sirrocco avaient cédé la place à de vieux couples de homards rougis, gisant tels des épaves échouées et raccornies par les attaques du temps.

Perché dans sa maison de la colline, un homme observait depuis sa terrasse ce pathétique spectacle avec dégoût. Il concevait un profond mépris pour les gens qui manquaient à ce point de respect pour eux-même et pour les autres. Lui qui avait toujours fait tout ce qu'il fallait pour se maintenir en forme pouvait aujourd'hui, à 42 ans, s'enorgueuillir d'avoir pu conserver le poids et la stature de ses 20 ans. On ne pouvait en dire autant de ces pauvres débris, dont la graisse se répandait en d'immondes bourrelets disgrâcieux et transpirants qu'ils tentaient de faire rôtir jusqu'à ce qu'ils brûlent.

Il posa ses jumelles sur la table et but une gorgée de ce qu'il appelait son « elixir » : un breuvage composé d'oeuf, de jus de carotte, de jus pommes, de jus de citron et d'une cuiller à soupe d'un complément alimentaire qu'il se procurait sur le net à prix d'or. La vue de ce laisser-aller le rendait nerveux. Il se leva pour se regarder dans le reflet de la baie vitrée : ce qu'il y vit lui donna satisfaction. Il se sourit à lui-même, admira son autre profil et mit à faire des pompes.

*

L'après-midi touchait à sa fin. D'ici une heure, tous les touristes auraient rendus leurs transats et bu leur dernier verre. Vera comptait bien ne pas la faire tard aujourd'hui. Elle avait encore beaucoup à faire... Elle commença déjà à ranger les chaises-longues inoccupées, et tant pis (ou tant mieux ?) si ça faisait partir les clients restants.

Ce soir, Guillaume et elle fêtaient leur premier anniversaire de mariage, dans le petit restaurant du bord de mer où il lui avait fait sa demande deux ans auparavant. Le « Palais vénitien » était un italien à la déco baroque où l'on dégustait d'excellents fruits de mer.

En quittant la plage, Vera s'arrêta à la boutique de fringues qui se situait à deux rues de là.
_ Bonjour Madame ! lui lança la vendeuse au moment où elle fit tinter les tubes de bambou accrochés devant la porte. Puis-je vous aider ?
_ Avec plaisir, lui répondit Vera. Elle sortit d'un petit sac en papier la petite robe rouge qu'elle portait le jour où il lui avait demandé sa main.
_ Je me demandais si, à tout hazard, il vous restait dans vos vieux stocks un exemplaire de cette robe ?
_ Oulàlà !... Je ne suis vraiment pas sûre. De quand date votre achat ?
_ Juin 2004.
_ Attendez-moi là, je vais regarder derrière. En attendant, vous pouvez jeter un oeil dans les rayons de la nouvelle collection automne-hiver 2006. On a de très chouettes articles qui viennent tout juste de rentrer... Quelle taille vous faut-il ?
_ Du 42, je crois...

Et la vendeuse disparut derrière un rideau, dans le fond du magasin. Vera jeta un coup d'oeil circulaire autour d'elle, et se dirigea vers un coin du magasin où les vêtements à dominante brune et bleue pâle avaient été rassemblés. Elle décrocha un cintre où était accroché un joli bermuda couleur chocolat, avec un pli bien net, de petites pinces à la taille, deux poches à rabat derrière et un bel ourlet apparent. Il y avait un joli blaser court assorti, qui arborait une belle fleur bleue en tissus sur le revers. Elle adorait ce style. Avec un joli petit top à col roulé, ce serait parfait. Elle regarda la taille du bermuda : c'était un 38. Alors elle fouilla dans le rayon pour trouver un 42. Son visage s'éclaira d'un sourire lorsqu'elle sorti sa trouvaille d'un air triomphant.
Elle embarqua le tout dans une cabine d'essayage. Heureusement, en prévision de la soirée romantique de ce soir, elle avait pris soin d'elle et était parfaitement épilée. Sa peau arborait un joli hâle. Elle avait horreur de sortir des cabines d'essayages avec des jambes de grizzly albinos.

Elle esaya d'enfiler le bermuda, mais elle comprit vite que ça ne passerait pas. A mi-cuisse, c'était bloqué. Elle avait pourtant perdu deux kilos ces dernières semaines, et avait espéré pouvoir à nouveau rentrer dans du 42. Elle s'était promis de retrouver sa taille 40 d'ici la fin de l'année et se prenait même à rêver de remettre un jour du 38...

Les larmes lui montaient aux yeux. C'était chaque fois pareil. Elle avait envie de faire un peu de shopping pour se faire plaisir, mais à chaque fois ça lui faisait du mal. Elle se regarda dans le miroir et se trouva horrible.
_ T'es vraiment immonde, espèce de grosse vache. Regarde-moi ça ! (elle prit le bourrelet de son ventre à deux mains et le secoua) Comment peux-tu te laisser aller comme ça ?
_ ... ça va Madame ? lui demanda la vendeuse derrière le rideau de sa cabine.
_ Euh... oui, oui ! Enfin non, j'ai essayé un article mais il est trop petit.
_ Je peux aller vous chercher la taille au-dessus si vous voulez. Pour votre robe, j'en ai retrouvé une, mais malheureusement il ne me reste qu'un 44... Peut-être pourrez-vous la faire reprendre sur les côtés ?
_ Passez-la moi, je vais essayer. Et, oui, je veux bien que vous essayez de me trouver ce bermuda.

Elle enfila la robe. Elle lui allait à merveille. Partagée entre la déception de n'avoir pas encore perdu une taille malgré les efforts qu'elle s'était infligés et la satisfaction de pouvoir porter ce soir la « même » robe qu'il y a deux ans, Vera sorti de la cabine pour se regarder dans le grand miroir.

A ce moment, la vendeuse revenait, un air gêné sur le visage.
_ Désolée, Madame, je n'ai plus la taille au-dessus... Oh, mais cette robe vous va à ravir ! On dirait qu'elle a été faite pour vous.
_ Merci, je vais la prendre. Je peux la garder sur moi ?
_ Oui, bien sûr, attendez, je vais chercher des ciseaux pour ôter les étiquettes.

Arrivée à la caisse, Vera avait retrouvé le sourire.
_ Combien vous dois-je ?
_ Eh bien écoutez, c'est un vieil article et c'est notre dernière pièce. Je vous la fait à 10 euros, qu'en dites-vous ?
_ Oh, merci beaucoup ! Je reviendrai, répondit-elle avec entrain.

*

_ Benedetti, tu peux venir dans mon bureau ? Williams vient de nous apporter les résultats du labo, je crois qu'il a peut-être quelque chose d'intéressant.

Le jeune inspecteur bondit de sa chaise et vint rejoindre le commissaire dans son bureau. Williams était là, une fesse sur le coin du bureau, et tenait une liasse de papiers qu'il feuilletait d'un air circonspect, ses petites lunettes rectangulaires en métal descendues sur le bout de son nez. Le commissaire Rousseau était retourné s'assoir sur sa chaise derrière son imposant bureau en bois sombre dont on ne voyait presque plus la couverture de cuir vert, recouverte par des pilles de documents et de dossier.

Son regard se posa sur le mur à sa gauche, où une série de clichés sanglants montrait les corps de deux femmes et d'un homme couverts de cicatrices et dont la bouche avait été cousue. Aucune des trois victimes n'avait encore pu être identifiée. On aurait dit l'exposition morbide d'un artiste complètement siphoné. Ces photos n'avaient pas été prises par le photographe de l'équipe d'expertise scientifique, mais adressées par courrier après chaque meutre au commissaire en personne. La première photo était arrivée au commissariat le 4 juillet. Elle représentait une jeune femme dont le corps avait été placé dans une position provocante, assise à l'envers sur une chaise. Ses paupières avaient été soigneusement maquillées puis collées en position ouverte. Ses yeux avaient été maintenus dans leurs orbites à l'aide d'une longue aiguille plantée dans l'iris et donnait une désagréable impression de vie à son regard mort. Le meutrier avait maintenu la tête de sa victime en coinçant de sa main gauche sous le menton, le coude appuyé sur le dossier de la chaise, en une vulgaire immitation de Lili Marleen.
Hormis les nombreuses cicatrices qui parcouraient son corps, songeait Benedetti, elle semblait avoir été une belle femme.

_ Alors, parlez-nous de ce que vous avez découvert, Williams.

Benedetti fut interrompu dans ses pensées par l'intervention du commisaire.

_ Je pense que nous n'avons pas affaire au même gars.
_ Et qu'est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Rousseau.
_ Eh bien, vous vous souvenez que l'analyse des fils utilisés pour les sutures des deux premières victimes n'avaient rien donné : c'était du simple fil à coudre rose, comme on en trouve dans toutes les grandes surfaces et merceries du monde entier. Impossible à retracer. Cette fois, il semblerait que le meutrier ait utilisé du vrai fil de suture. Probablement piqué dans un hôpital, ou chez un médecin. Les incisions sont plus propres, plus nettes. On a également retrouvé des traces de désinfectant.
_ Il se « professionnalise » , voilà tout ! intervint Rousseau.
_ Alors, il aurait aussi modifié son modus operandi, ajouta Williams. Les deux premières victimes étaient des femmes, et elles sont mortes des suites des hémorragies provoquées par ses « interventions ». Celle-ci est un homme, et il est décédé d'inanition. Il l'a laissé crever de faim ! Je pense qu'on a affaire à un copycat.
_ Il n'a peut-être pas réellement modifié sa façon de procéder, avança Benedetti, qui n'avait pas encore dit un mot. Il vient peut-être seulement de réussir pour la première fois ce qu'il essayait de faire...
_ Que veux-tu dire ? l'interrogea Rousseau.
_ Il leur coud la bouche. Ce n'est peut-être pas pour les empêcher de parler ou de crier, comme on a pu le penser, mais pour les empêcher de manger...
_ Ca tient la route, l'appuya Williams. Je n'avais pas vu ça sous cet angle. Pour moi, les mutilations avaient pour seul objectif de provoquer douleur et saignement sans toucher aux zones vitales afin d'éviter une mort trop rapide, mais les interventions qu'il opère sur ses victimes sont en général situées sur des zones grasses, telles l'abdomen, les cuisses, les seins, les côtés, les bras, le menton. Il leur ôte de la graisse. Ce type se prend pour un chirurgien esthétique. Vu les piètres résultats sur ses deux premières victimes, il a dû potasser pour maintenir la troisième en vie.
_ Nous devons réinterroger le système, reprit le jeune inspecteur. En ce qui concerne l'identification des victimes, il faut étendre notre recherche à toutes les disparitions de femmes et d'hommes de forte corpulence. Pour ma part, je vais interroger toutes les banques de données des bibliothèques et librairies des environs pour voir quels ouvrages de chirurgie ont été loués ou achetés ces deux, non, disons trois derniers mois. Je vais aussi voir sur Google si je ne trouve pas l'un ou l'autre site ou forum intéressant en la matière. Ce serait trop beau, mais sait-on jamais...
_ Ok, au boulot. On se retrouve demain dans la salle de briefing à 9 heures pour faire un récapitulatif de tous les éléments à notre disposition. Hors de question de quitter la pièce tant qu'on n'a pas trouvé le bout du fil qui nous permettra de dérouler la pelotte !

*

Quand Guillaume rentra chez lui, Vera était sous la douche. Il se déshabilla rapidement pour se faufiler auprès d'elle. Quand il ouvrit le rideau de douche, elle poussa un cri de surprise. Il enroula ses bras autour d'elle et posa un baiser dans le creu de son cou. Elle avait du savon dans les cheveux et n'osait pas ouvrir les yeux. Elle agrippa ses deux petites fesses à pleine main.
_ Ah oui, ça c'est bien mon mari, conclut-elle.
Ils firent l'amour sous le jet tiède. Décidément, ce pommeau de douche Rainmaker était vraiment un bon investissement, c'était très agréable de pouvoir profiter à deux de ces gouttes rappelant l'eau de pluie.
(à suivre...)

La dernière page (2)

Amy sursauta au bruit sourd des poings qui cognaient sur sa porte. Ses souvenirs l'avaient plongée dans un profond sommeil et elle s'était assoupie devant sa fenêtre. La pluie avait cessé, mais les nuages n'avaient pas quitté le ciel. Ils semblaient former un couvercle opaque à quelques mètres du sol à peine et donnaient à la tombée du jour un air de nuit anthracite.

Au début, elle ne comprit pas tout de suite ce qui l'avait tirée si violemment de son sommeil. En jetant un oeil sur l'horloge accrochée au dessus de la porte de la cuisine, elle se rendit compte avec stupeur qu'elle avait passé l'après-midi assise là. Son arthrite ne le lui pardonnerait pas dans les jours à venir, pour sûr ! A commencer par cette nuit.

Un bruit de clé dans la serrure de la porte d'entrée et quelques bougonnements incompréhensibles l'avertirent de l'entrée imminente de Judy, vraisemblablement de mauvaise humeur.

_Ah ! Tout de même... Vous n'êtes pas morte, à ce que je vois ? Vous auriez pu m'ouvrir !

Judy jeta plus qu'elle ne déposa le sac en papier contenant les courses qui devaient leur permettre de manger ce soir-là. Les tomates roulèrent hors de leur emballage et l'une alla terminer sa course sur le carrelage blanc de la cuisine, s'arrêtant contre la porte du frigo.

_Tenez ! Voilà du courrier pour vous. Ca vient de France. Je ne savais pas que vous aviez des connaissances en France...?
_Mais je n'ai pas de connaissance en France, répondit-elle, interloquée, en retournant l'enveloppe pour voir si l'adresse de l'expéditeur était renseignée. Ce n'était pas le cas. En revanche, le cachet indiquait que le pli provenait d'Epinal. Elle ne reconnaissait pas non plus l'écriture utilisée pour l'adresse. L'enveloppe en elle-même était toute simple : blanche, le genre d'enveloppe que vous achetez par paquet de cent en papetterie, et que vous ne devez même pas lécher pour refermer.

Intriguée, Amy s'empara de son coupe-papier - un souvenir ramené de son voyage de noces à Bali - et entreprit d'ouvrir l'enveloppe. A peine avait-elle parcouru les premières lignes que son regard s'agrandit, quitta la feuille des yeux et alla se perdre dans le vide. La lettre lui glissa des mains et sembla vouloir aller se cacher sous le radiateur.

_Amy ? Bon sang, qu'est-ce qui vous prend, Amy ! Vous allez bien ?...

Inquiète, Judy se pencha pour ramasser la feuille de papier.

_Rendez-la moi, je vous prie. Je... Je n'ai pas terminé de la lire.

Rassemblant ses esprits, Amy se força à reprendre le cours de sa lecture. Face à son regard embué, Judy ne put réprimer un petit pincement au coeur, malgré son humeur.

"Vous ne voulez pas que je vous la lise ? Vous n'y arriverez pas comme ça..."

Partagée entre pudeur et résignation, Amy lui tendit la lettre d'un bras hésitant.

Ma très chère Amy,

Cela semble faire des siècles que nous ne nous sommes plus vues. Et finalement, ce n'est pas loin de la vérité... Par où commencer ? Si je reprends la plume aujourd'hui pour t'écrire, c'est en souvenir de notre vieille promesse. Je suis sûre que, comme cela t'étais déjà arrivé par le passé, tu as repensé récemment aux Intrépides. Même si cela faisait des années que cela ne t'avais plus traversé l'esprit. Comme autrefois, tu as ressenti une fois de plus l'appel de ton serment.
Cette fois, c'est mon tour. Je sens mes derniers jours venir. Oh, rien de dramatique : pas de "pénible et longue maladie". Seulement le temps qui n'a que trop passé. Peut-être même qu'au moment où tu liras ces lignes, il sera déjà trop tard.
Tu es la dernière des Intrépides. C'est à toi que reviennent les trophées qui m'avaient été confiés.
J'espère que tu pourras venir à temps, car cela me ferait tellement plaisir de te revoir. Et puis, mon coeur a besoin de se vider avant de cesser de battre.

Je t'aime.

Eva.
(à suivre...)